Le ministère de l’Éducation nationale vient, à grand bruit, de faire paraître un guide de 130 pages « fondé sur l’état de la recherche », qui s’intitule Pour enseigner la lecture et l’écriture au CP. Ce guide est à destination des enseignants et a pour ambition de donner un cadre à cet enseignement fondamental.
Loin des polémiques sur la pertinence ou non de publier un tel livret, je l’ai lu attentivement afin de déterminer si ces recommandations étaient efficaces pour ce qui me préoccupe en premier lieu, à savoir l’enseignement de l’écriture manuscrite.
En tant que rééducatrice en écriture, je suis ravie que le livret s’intitule Pour enseigner la lecture et l’écriture, même si j’ai constaté que dans la presse, et dans les interviews du ministre, on ne parlait que de lecture, de dictée, de grammaire et de vocabulaire, et jamais d’écriture en tant que telle. La question de l’écriture manuscrite, dans sa matérialité, n’a été abordée qu’à travers une mini-polémique étrange autour de la préconisation de l’usage des réglures Seyès, qui sont effectivement utilisées presque partout.
La place de l’écriture réaffirmée à de multiples reprises
Dès le titre, l’intention est clairement affichée : il s’agit bien d’enseignement de la lecture et de l’écriture. L’introduction précise que « C’est l’ensemble des composantes cognitives de la lecture et de l’écriture qu’il faut répertorier pour penser l’enseignement de la lecture et de l’écriture »[1]. On rappelle ensuite que « les signes de l’écriture nécessitent une présentation explicite, ordonnée et progressive »[2], qu’il convient de « travailler l’écriture à partir du tracé des lettres »[3] car « entre la lecture et l’écriture, il y a un lien très étroit »[4]. Il est même précisé qu’il faut être conscient de « l’importance de la maîtrise de son geste graphique »[5]. Dans le résumé du chapitre « Comment on devient lecteur et scripteur », il est une nouvelle fois rappelé que « le travail de l’écriture se situe dans un rapport permanent avec celui de la lecture »[6].
Bref, on a l’impression à première vue, que lecture et écriture vont être traitées à égalité comme ce qu’elles sont, à savoir l’avers et le revers de la même médaille. Cependant, une fois qu’on regarde dans le détail, on se rend vite compte qu’en fait malgré les intentions affichées, l’écriture reste le parent pauvre de ce livret. Un comptage rapide donne la mesure de la disproportion : 136 occurrences du mot « écriture » contre 489 occurrences du mot « lecture ». Quant au mot « geste », dans le sens de « geste graphique », il est utilisé 17 fois. Le déséquilibre est patent, et se confirme malheureusement quand on quitte l'approche quantitative pour passer à une approche qualitative.
Une priorité absolue donnée à l’apprentissage intellectuel par rapport au geste
Alors que l’introduction annonce que « c’est l’ensemble des composantes cognitives de la lecture et de l’écriture qu’il faut répertorier pour penser l’enseignement de la lecture et de l’écriture », on est obligé de constater que le geste d’écriture, composante essentielle de cet apprentissage, n’est absolument pas pensé comme tel.
On le voit dans le chapitre « Savoir écrire », dont les chapitres sont, dans l’ordre :
- Connaître les correspondances phonèmes-graphèmes[7]
- Connaître l’orthographe et savoir structurer la phrase
- Maîtriser le geste graphique
- Savoir écrire un texte
Il est parfaitement clair dans ce sommaire que la maîtrise du geste graphique n’apparaît guère primordiale dans l’enseignement de l’écriture, passant après l’orthographe et la structuration de la phrase. Il est vrai que les trois composantes de l’écriture – composante motrice (le geste), composante symbolique (le code) et composante sémantique (le sens) ne doivent jamais être séparées, comme le rappellent fort opportunément les programmes de l’école maternelle[8]. Mais ici, la composante symbolique (le code graphème-phonème et le code orthographique) est détaillée sur des pages et des pages, la composante sémantique (sens et compréhension) est également à l'honneur, alors que la composante motrice n’est évoquée que de manière très secondaire. C’est d’autant plus étonnant que l’importance de la mémoire sensorimotrice est évoquée. Il est vrai que la phrase exacte est « La production manuscrite des lettres permet, en effet, une meilleure mémorisation des mots écrits et aussi une meilleure reconnaissance en lecture, la mémoire sensorimotrice venant assister la mémoire visuelle »[9]. Il apparaît donc que, dans la vision ici présentée, la mémoire du geste n’est là que pour « assister » la mémoire visuelle, et le but de l’écriture est d’être au service de la lecture.
On le voit encore plus nettement quelques pages plus loin : « C’est que les signes de l’écriture nécessitent une présentation explicite, ordonnée et progressive, accompagnée d’exercices de mémorisation, de consolidation, afin que la lecture devienne, pour les élèves, comme “naturelle” au même titre que la parole »[10]. On voit comment au cours de la même phrase, la nécessité d’apprendre à écrire a pour unique but de rendre la lecture naturelle.
Je confirme bien entendu que le lien entre écriture et lecture est réel, et qu’effectivement, apprendre à écrire est le meilleur moyen d’apprendre à lire. Cependant, il me semble tout de même étonnant que l’écriture ne soit pas présentée également comme une fin en soi. Dans un système scolaire où nos élèves vont être systématiquement évalués sur leurs écrits, l’acquisition d’une écriture fluide devrait être présentée comme un autre but à atteindre, et pas seulement comme un moyen de consolider l’apprentissage de la lecture. Il est à cet égard significatif que le paragraphe qui détaille le plus l’apprentissage du geste d’écriture soit le premier du chapitre « Le rôle de l’écriture dans l’apprentissage de la lecture ». Quid du « rôle de la lecture dans l'apprentissage de l'écriture » ?
Le geste d'écriture totalement absent des propositions d'évaluation
Trois pages sont consacrées, sous le titre Focus, à l'évaluation des élèves du cours préparatoire en écriture et en lecture. Voici enfin venu le moment de vérifier les compétences des élèves en écriture de manière objective.
Las ! Le dispositif prévoit :
- la lecture de syllabes et de mots
- la dictée de syllabes et de mots (rubrique : encodage)
- la fluence de lecture
- la compréhension des textes déchiffrés
On constate donc que l'évaluation de l'écriture se limite à la capacité à encoder. Il n'est strictement rien prévu concernant l'évaluation de la qualité de la graphie, de la fluidité de l'écriture, de la capacité à copier, etc.
On n'est donc guère étonné, à ce stade, de découvrir que le chapitre V s'intitule « Comment repérér les difficultés en lecture et y répondre ? », puisque tout semble clairement nous faire comprendre que les difficultés en écriture, elles, soit n'existent pas, soit ne sont pas dignes d'être repérées et qu'on leur apporte des réponses. D'ailleurs, dans ce chapitre sur l'aide personnalisée, on en vient rapidement à préconiser l'utilisation de l'informatique, vantée pour ses items standardisés, ses indices de vitesse et de précision... on est bien loin du fameux travail sur le geste et la mémoire sensorimotrice, tant vantés ! N'est-ce pourtant pas pour les élèves en difficulté que cet apport est le plus essentiel ?
Des préconisations très concrètes
Toutefois, le livret a le mérite d’affirmer certains principes essentiels. Il rappelle que « savoir écrire nécessite également une maîtrise du geste graphique, c’est-à-dire une capacité à former correctement les lettres en écriture cursive et à enchaîner leur tracé de manière suffisamment fluide et rapide » et même que « Cela suppose d’avoir appris à tenir de manière adéquate crayon ou stylo et à tracer les lettres en respectant un certain sens et une disposition spatiale, mais aussi que le geste graphique ait été suffisamment répété pour acquérir régularité, vitesse et fluidité et développer ainsi des automatismes »[11]. Ce sont là des recommandations en or, et il me semble important qu’il soit reconnu que la tenue du crayon et le tracé correct des lettres doivent être enseignés de manière systématique.
Un peu plus loin, on entre dans le détail de la leçon d’écriture. Il est précisé, à juste titre, qu’« il paraît souhaitable que les élèves écrivent lors de deux séances quotidiennes, qui sont complétées par une dictée »[12]. J’espère seulement que cela sera rendu effectivement possible partout : à Paris, par exemple, où les nouveaux rythmes scolaires imposent de terminer la classe à 15 h le mardi et le vendredi, il semble quasiment impossible de suivre ces préconisations, pourtant marquées au coin du bon sens.
Le schéma type d’une leçon est ainsi présenté : présentation de la lettre aux élèves, tracé sur un support imaginaire puis sur la table, tracé sur l’ardoise, « mise en condition des élèves pour les centrer sur la tâche d’écriture[13] », puis écriture sur le cahier. Je ne sais pas en quoi consiste la « mise en condition des élèves » et je trouve dommage que cela ne soit pas précisé. Je regrette également que rien ne soit dit sur la progression du geste d’écriture ni sur la mémorisation du geste. Il semble sous-entendu que le fait de tracer la lettre « pour de faux » (en l’air, puis sur la table) suffise à acquérir le bon geste formateur de toutes les lettres, dans n’importe quel ordre.
Ensuite, le livret attire toutefois « l’attention sur plusieurs points de vigilance : posture, tenue et maniement du crayon, positionnement du support, forme des lettres, liaisons des lettres dans un mot, lignage utilisé[14] ». Certains de ces points seront détaillés, d’autres non. Je vais les lister un par un.
La posture, évoquée, n’est pas détaillée, alors que c’est un point effectivement essentiel et qu’il convient de travailler.
La tenue du crayon est expliquée de la manière suivante : « on peut leur demander de pincer le crayon au niveau de la pointe et de le faire basculer pour qu’il vienne épouser le creux de la main, entre l’index et le pouce[15] ». Comme j’ai lu cette phrase à plusieurs personnes non spécialistes de la question de l’écriture et qu’aucune ne l’a comprise, je vous fais la démonstration ici.
Cette technique, assez ludique, est très prisée des élèves de cycle 3. J’ai néanmoins constaté qu’elle était difficile à maîtriser par des enfants de CP, et a fortiori de GS. Le fait qu’il faille prendre le crayon à l’envers et le faire basculer est perturbant pour certains enfants. Par ailleurs, le fait de pincer ainsi le crayon entre le pouce et l’index avant de le faire basculer induit une pression excessive de l’index sur le crayon. Si on utilise cette technique, je conseille de penser ensuite à faire « caresser » ou « tapoter » le crayon avec son index, pour alléger cette pression.
Le positionnement du support n’est évoqué qu’incidemment, quand on indique que les grands cahiers « ne peuvent être inclinés facilement[16] ». Il aurait été souhaitable, à mon avis, de dire explicitement qu’il faut conseiller aux élèves d’incliner leur feuille dans le sens de leur bras, comme le montrent les illustrations ci-dessous, extraites de Mes cahiers d’écriture, de chez MDI.
La forme des lettres, pourtant listée ci-dessus, n’est pas précisée. On peut supposer que le document sur la forme des lettres accompagnant les programmes de maternelle de 2015 est toujours d'actualité, mais il serait utile de le rappeler. Il est indiqué, en revanche, que « Les ductus, tracés fléchés de la lettre, sont particulièrement utiles pour permettre au jeune scripteur de s’exercer[17] ». Or, ces tracés fléchés sont, à mon sens, une complication plus qu’une aide pour le jeune enfant.
Voyez ici le tracé d’un h avec des flèches :
Vous constatez que si vous partez du bas à gauche, il est logique ensuite de continuer en face, en faisant le pont. Seuls les élèves qui connaissent déjà le tracé de la lettre h auront l’idée d’aller « attraper » la flèche en haut à droite. Les flèches n’aident donc que ceux qui savent déjà écrire.
On trouve aussi des flèches numérotées, qui incitent à morceler les lettres, perdant ainsi en fluidité, et sont souvent incompréhensibles.
Il est donc dommage que cette technique soit présentée comme pertinente alors que le but affiché est la fluidité, qu’elle ne favorise absolument pas.
La liaison des lettres dans un mot, avant-dernier item de la liste, n’est explicitée nulle part. C’est bien regrettable, car c’est l’une des difficultés, mais aussi des forces, de l’écriture cursive, que de procéder à des aménagements de la forme des lettres en fonction de la lettre qui suit ou qui précède. Ce point important aurait mérité une explicitation.
Le dernier point listé est le lignage. Il est alors précisé que c’est la réglure Seyès qui doit être utilisée. C’est d’ailleurs le cas dans la quasi-totalité des écoles de France. Par contre, deux points importants sont évoqués à ce moment-là : la taille des cahiers préconisés, 17 x 22 cm et la hauteur du lignage. Je me félicite grandement de ces deux points et je regrette que l’attention ait été focalisée sur le fait que le document préconise d’utiliser une réglure qui est déjà massivement plébiscitée, et pas sur le fait qu’il préconise un format adapté à la taille des enfants de l’école primaire. Lire à ce sujet l’article de blog de Charivari et les commentaires qui le suivent et mon article sur le choix des cahiers.
Le livret insiste également sur la hauteur du lignage à utiliser et, là aussi, donne une excellente recommandation : « Il faut éviter les modèles trop grands (4 à 5 mm) qui nécessitent des tracés des lettres avec un mouvement du poignet. Dès le niveau de grande section, on débute l’apprentissage avec une réglure de 3 mm, puis de 2,5 mm en cours de CP, pour atteindre la réglure standard de 2 mm en fin de CP. » Là encore, j’applaudis des deux mains à cette préconisation.
Une progression ne tenant aucun compte du geste d’écriture
Une phrase du livret m’a beaucoup surprise : « Dès l’étude du premier graphème [a], l’élève est amené à écrire en copiant avec modèle, puis sous la dictée. [18]» Il est donc présenté comme une évidence absolue que le premier graphème étudié est le [a], ce qui n’a rien d’une règle d’or. La célèbre méthode Boscher[19], par exemple, aborde comme premier graphème le [i].
Or, si on veut consolider un geste d’écriture qui permette de tracer les lettres de manière fluide et dans le bon sens, il est tout à fait déconseillé de commencer par apprendre à écrire la lettre a. En effet, celle-ci se trace comme un c fermé par un i. Il faut donc avoir déjà appris à tracer le c et le i avant de pouvoir combiner ces deux formes pour obtenir un a ! Procéder de cette manière simple et efficace résout le problème des tracés à l’envers bien plus efficacement qu’une série de flèches.
Là encore, l’apprentissage de l’écriture a été « sacrifié » aux nécessités de l’apprentissage de la lecture et je le déplore. Il n’est pas très difficile de différer de quelques jours le tracé de la lettre a, si on tient absolument à commencer l’apprentissage de la lecture par cette voyelle (ce qui est légitime). Durant ces quelques jours, nécessaires à l’apprentissage de l’écriture des lettres selon un ordre logique, on peut utiliser des lettres mobiles si on veut demander aux élèves d’ « écrire » sous la dictée. On peut également leur proposer de tracer des majuscules d’imprimerie sur leur ardoise, tant que le geste formateur du a n’a pas été appris. J’avais rédigé, dès 2012, un article sur la liaison possible entre lecture et écriture.
Le rôle de la parole mis en avant
Les préconisations du petit livret insistent sur un point qui me semble particulièrement essentiel : le rôle de la parole dans la consolidation du lien écriture / lecture / compréhension.
À plusieurs reprises, il est indiqué : « Pour favoriser la mémorisation, on demandera aux élèves de prononcer à voix haute ce qu’ils copient[20] », « les élèves prononcent à voix haute les syllabes au moment où ils les copient[21] », « On demande aux élèves de prononcer ce qu’ils écrivent à voix haute pour que l’oreille entende ce que la main s’applique à écrire[22] », « les élèves prononcent toujours à voix haute ce qu’ils écrivent[23] ».
S’il y avait une recommandation et une seule à choisir dans le livret, en ce qui concerne l’écriture, je pense que ce serait celle-ci : voici un conseil qui vaut de l’or. En effet, bien trop souvent, on demande aux élèves de lire et d’écrire en silence. Or, l’apprenti-lecteur, qui est aussi un apprenti-scripteur, n’a pas encore construit sa voix intérieure. Il est donc absolument essentiel, tant pour la construction du lien entre la forme et le son des lettres que pour celle du sens, que la bouche et l’oreille soient effectivement mobilisées dans l’apprentissage. Pour éviter le brouhaha, on suggèrera tout simplement aux enfants de chuchoter. On aura ainsi une classe qui bruissera, mais qui ne sera pas une classe bruyante, bien au contraire : le bourdonnement de l’apprentissage viendra remplacer les bavardages !
En conclusion : suivez le guide, oui, mais avec discernement
Finalement, ce guide présente un certain nombre de choses intéressantes, mais sa faiblesse majeure réside dans le fait qu’il ne considère l’écriture que comme « auxiliaire » de la lecture, alors que l’une et l’autre sont indissociables : l’écriture est effectivement un moyen essentiel d’accès à la lecture mais, à l’inverse, une lecture fluide est le meilleur support d’une écriture de qualité.
Il est amusant de noter que malgré cela, le livret cite une phrase très pertinente de Michel Fayol, qui déplore : « qu’il s’agisse des pratiques des enseignants ou des recherches effectuées, une asymétrie se perpétue concernant les durées consacrées aux deux activités : les activités de lecture (incluant la compréhension) l’emportant presque toujours sur celles de production[24] ».
J’espère donc que la symétrie sera bientôt rétablie, afin que l’automatisation d’une écriture lisible, fluide et confortable soit la première marche vers une expression écrite de qualité de tous les élèves.
[1] Pour enseigner la lecture et l’écriture au CP, p. 7. Toutes les notes ne comportant qu’un numéro de page se réfèrent à ce livret.
[2] p. 15
[3] p. 25-26
[4] p. 40
[5] p. 41
[6] p. 48
[7] Je note avec délectation que le ministère de l’Éducation nationale ne s’applique pas à lui-même la préconisation d’appliquer l’orthographe rectifiée de 1990, censément imposée par les programmes…
[8] BO n° 2 du 26 mars 2015.
[9] p. 11.
[10] p. 15.
[11] p. 11.
[12] p. 62.
[13] p. 62.
[14] p. 62.
[15] p. 62.
[16] p. 62.
[17] p. 67.
[18] p. 63.
[19] La Journée des tout-petits, éd. Belin.
[20] p. 63
[21] p. 68.
[22] p. 69.
[23] P. 73.
[24] P. 39