Sandrine Garcia et Anne-Claudine Oller sont sociologues. Et c'est en sociologues qu'elles ont décidé de se pencher sur l'enseignement de la lecture en France.
Leur livre est divisé en plusieurs parties, aux contenus très différents. L'introduction et la première partie font de manière très précise l'historique de la pédagogie de la lecture et inscrivent les méthodes et les pratiques pédagogiques dans les grands courants qui les ont portés, mettant à nu les enjeux politiques et stratégiques des différents acteurs. La deuxième partie fait le récit minutieux d'une expérience de recherche-action menée par les deux chercheuses dans plusieurs écoles. Le troisième chapitre analyse, avec tous les outils du sociologue, la prise en charge de la difficulté scolaire au sein de l'institution. La quatrième et dernière partie se penche enfin sur l'échec scolaire et la manière dont il est vécu par les familles et les enseignants.
C'est donc un ouvrage très riche, très dense et très disparate qui nous est proposé là.
L'histoire de la pédagogie de la lecture : des conflits d'intérêts au détriment des élèves
La première partie de l'ouvrage, passionnante, fait l'historique de la démocratisation de l'enseignement dans les années 1970 et de la manière dont certains militants ont influé durablement sur l'enseignement de la lecture en France. Le courant idéologique des rénovateurs s'est appuyé à la fois sur l'émergence de la linguistique et sur une réinterprétation des difficultés scolaires d'origine sociale, considérées comme handicap socioculturel. Des personnalités comme Hélène Romian, militante de l'AFEF (Association française des enseignants de français), du GFEN (Groupe français d'éducation nouvelle) et du PCF, s'opposent à une conception classique de l'enseignement. Reprochant à Freinet son « empirisme », ils sont porteurs d'un projet politique de rationnalisation de la pédagogie. Les membres de l'AFEF et du GFEN ont des intérêts professionnels et militants à promouvoir la linguistique et la psychologie génétique.
Dans les années 1970, la méthode idéovisuelle apparaît à la fois en rupture avec l'ancienne méthode globale et la « méthode naturelle » de Célestin Freinet qui accorde une place essentielle à l'encodage (donc au code, par le biais de l'écriture). C'est encore ici un usage politique qui est fait de la linguistique ; Jean Foucambert, promoteur inlassable de la méthode idéovisuelle, allant jusqu'à identifier l'activité de déchiffrage des syllabes à celle du prolétaire privé de l'exercice de son intelligence par le travail à la chaîne.
La conception de l'apprentissage de la lecture qui se développe alors est une conception scolastique, au sens de Bourdieu, c'est-à-dire qui ne fait pas la différence entre le point de vue de la théorie (ici la linguistique telle qu'elle est interprétée) et celui de la pratique (de l'apprentissage des jeunes enfants).
C'est ainsi que les professeurs d'école normale convertis à la linguistique attendent de la réforme de l'apprentissage de la lecture une transformation des rapports de classe. 80 % d'entre eux adhèrent à l'AFEF. Les techniques d'enseignement de la lecture, fondées sur la répétition et la mémorisation, sont dénigrées au profit de finalités abstraites, mais plus intellectuelles. Les intérêts professionnels des enseignants rejoignent cette idéologie, par l'ennoblissement du métier que permet la délégitimation des aspects techniques, notamment liés à la répétition.
En 1986, le recrutement des instituteurs se fait après un DEUG (bac + 2) au lieu d'un simple baccalauréat. Dès 1989, ce sont des professeurs des écoles qui vont être recrutés au niveau de la licence. Dans les IUFM créés par Lionel Jospin, les conceptions scolastiques s'imposent, les producteurs de supports (auteurs de manuels) étant bien souvent les mêmes que les producteurs de normes (professeurs d'IUFM).
Dans les années 1980 et 1990, des études empiriques menées de manière scientifique mettent à mal les convictions des réformateurs, pendant qu'un nombre important d'élèves se trouvent en difficulté de lecture. Les psychologues cognitivistes s'en prennent aux méthodes idéovisuelles. Des militants de l'AFL, comme Gérard Chauveau et Roland Goigoux, prennent alors de la distance et prônent le « dépassement » des méthodes syllabiques ou globales... tout en continuant pour l'essentiel à disqualifier le déchiffrage.
A partir des années 2000, alors même que les psychologues cognitivistes effectuent une percée qui aurait pu favoriser des préoccupations plus empiriques et plus soucieuses des difficultés cognitives, la « didactique de la littérature » vient renforcer de manière incommensurable le caractère scolastique résultant des appropriations de la linguistique. C'est-à-dire que ce que la réhabilitation du « code » donne aux élèves d'une main, elle le reprend de l'autre en exigeant l'authenticité des supports et en dévalorisant le déchiffrage au profit de l'interprétation de l'implicite.
La conséquence de ces évolutions ? L'éviction des élèves en plus grande difficulté vers le champ du handicap ou de l'éducation spécialisée. Dans la capitale, les CLIS 1, qui accueillent les élèves « déficients intellectuellement » sont précisément concentrées dans les arrondissements parisiens les plus pauvres. Il s'agit d'un traitement de la difficulté sociale et scolaire par la médicalisation et l'éviction vers le système parallèle du handicap.
C'est donc bien une conclusion sociologique que Sandrine Garcia et Anne-Claudine Oller font de cette partie historique, en montrant comment la conjonction d'intérêts politiques et professionnels ont finalement nui aux apprentissages des élèves, en particulier ceux issus des milieux populaires.
L'observation participante dans les établissements scolaires
La deuxième partie est tout entière consacrée à la description minutieuse d'une enquête menée dans un, puis plusieurs établissements scolaires, ainsi que la comparaison avec des établissements témoins. Les sociologues se sont rendues dans les écoles mais ne se sont pas contentées d'observer les pratiques pédagogiques : elles ont travaillé avec les enseignants, mettant en place des heures de consolidation pour les élèves les plus fragiles en lecture. C'est ainsi qu'elles ont fait office de répétitrices, sur le temps scolaire et sur le temps d'étude du soir, et ont pu faire des constats sans appel.
Les deux types d'aides habituellement préconisés pour les élèves en difficulté sont de différencier la pédagogie au sein de la classe et de sortir les élèves de la classe pour les faire travailler séparément. Or, ces deux formes d'aide contribuent davantage à creuser les inégalités qu'à les réduire.
A l'inverse, le dispositif qu'elles mettent en place est le suivant : dans la classe, l'enseignant utilise une méthode explicite d'apprentissage de la lecture et de l'écriture, sans utiliser de leurre pédagogique, comme l'activité consistant à discuter autour d'une illustration pour faire des hypothèses sur le texte. L'enseignant renforce ces apprentissages pour les élèves les plus fragiles lors de l'aide personnalisée. Des ateliers hebdomadaires en petits groupes, conduits par les chercheuses, le directeur et la maîtresse E, continuent le travail d'incorporation. Durant les vacances scolaires, un programme très détaillé, avec des consignes claires et précises, est fourni aux parents d'élèves.
Les résultats chiffrés de leur enquête sont très parlants : la combinaison de l'enseignement explicite en classe et d'un renforcement au dehors contribuent au contraire à réduire les inégalités.
Les chercheuses ont ainsi pu constater que :
- un outil syllabique produit des effets égalisateurs mais ne compense pas les inégalités sociales
- la systématisation du code, si elle n'est pas accompagnée de son incorporation, grâce à la lecture à voix haute, ne semble pas réduire considérablement les inégalités sociales
- la remédiation est incomparablement moins efficace qu'un apprentissage d'emblée réussi
- la relation est forte entre qualité du déchiffrage et accès au sens
- c'est aussi la qualité de la production d'écrits qui s'est améliorée avec un apprentissage du déchiffrage
Si c'est si simple, pourquoi est-ce qu'on ne le fait pas ?
Apprendre à lire aux enfants avec une méthode explicite, les faire beaucoup lire à voix haute, les encadrer le plus possible et leur donner le plus de temps d'apprentissage possible, utiliser les adultes disponibles de l'école pour renforcer les apprentissages des plus fragiles... tout cela semble tellement simple, tellement évident ! Alors, pourquoi est-ce si révolutionnaire ?
Sandrine Garcia et Anne-Claudine Ollier repartent, dans la troisième partie du livre, sur le chemin de l'histoire de la pédagogie en expliquant qu'historiquement, la prise en charge de la difficulté scolaire s'est construite sur le déni du rôle des pratiques pédagogiques dans l'échec des élèves. Les maîtres G, chargés de la « rééducation » au sein de l'Education nationale, s'appuient sur la psychologie clinique et la psychanalyse, disciplines plus nobles que le scolaire, ce qui leur permet d'asseoir leur légitimité professionnelle.
Les maîtres E, prônant la pédagogie du détour, travaillent sur les « compétences instrumentales ». L'automatisation du déchiffrage n'occupe généralement aucune place dans leur pratique. Ils se défendent de faire du « soutien », qui consisterait à refaire dans d'autres conditions ce qui a été fait en classe et qui « n'aurait pas marché », ils entendent mettre en place des remédiations qui les démarquent aussi de l'action scolaire ordinaire.
L'échec fréquent de ces remédiations ne fait que renforcer la médicalisation de l'échec scolaire : si malgré tous ces soutiens spécialisés l'élève ne peut toujours pas suivre en classe, il doit avoir une réelle déficience et il convient de l'orienter vers le champ du handicap. Ce constat est étayé dans ce chapitre par plusieurs analyses de cas concrets.
Les représentants et les significations dont sont porteurs ces dispositifs reviennent à imputer aux élèves eux-mêmes des « déficiences » diverses auxquelles l'action pédagogique ne pourrait que s'ajuster, sans pouvoir agir sur elle. C'est ainsi qu'une fois l'enfant étiqueté « handicapé », la demande sociale est celle d'aide spécialisée (AVS, orientation) et non d'aide pédagogique. Et la boucle est bouclée.
Alors, pourquoi tant d'échec scolaire ?
La dernière partie du livre, à partir d'analyses de cas et de retour sur l'observation participante, montre la grande pression à laquelle sont soumis les enseignants, à qui sont adressées en permanence des injonctions contradictoires. La nécessité de plus en plus grande de l'« affichage » de ses pratiques à destination de l'institution est un frein à toute véritable innovation. L'ouvrage cite Marie-Anne Dujarier, qui observe très finement que « chacun va réaliser un double travail : produire les signes de conformité aux critères d'évaluation construits par les experts, d'une part, et travailler vraiment, de l'autre ».
De plus, l'alternance politique de ces dernière décennies a conduit chaque gouvernement à vouloir cibler, à travers certaines pédagogiques, son prédécesseur accusé de tous les maux.
Par ailleurs, l'accent mis sur la maîtrise des inférences et la littérature prend sur le temps consacré à la véritable lecture. On constate alors que la maîtrise des inférences n'est pas évaluée : aucun enseignant ne fera redoubler ou orienter en CLIS un élève qui ne les maîtrise pas, alors même que l'absence de maîtrise du déchiffrage, aussi dévalorisé soit-il par les prescriptions, entrave bien la poursuite de la scolarité en CE1.
Les enseignants, comme les élèves, sont mis en difficulté par une prescription désajustée (à des démarches de la lecture et à la différenciation pédagogique optimale).
C'est ainsi que tous ces éléments nuisent de fait aux élèves issus des milieux populaires, mais aussi aux enseignants qui sont mis en échec dans le cadre de prescriptions peu adaptées à la réalité du travail.
Des conclusions salutaires
L'histoire incorporée des luttes et des investissements politiques dans le domaine de la lecture conduit au paradoxe selon lequel ceux qui encadrent le travail enseignant peuvent être enclins à préférer la conformité aux prescriptions savantes plutôt à l'efficacité du travail enseignant, dont ils ne cessent pourtant de se réclamer au nom de la « culture de l'évaluation » qui serait en elle-même bénéfique.
On ne saurait mieux dire. A chacun d'en tirer les conclusions qui s'imposent.
Et l'écriture, dans tout ça ?
L'ouvrage est tout entier centré sur l'apprentissage de la lecture. Ce n'est qu'au détour des pages que l'on y rencontre des considérations sur l'écriture, présentée comme le processus inverse. Ainsi, on apprend dans une note de bas de page (p. 33) que Le fait d'écrire nécessite la maîtrise du code par l'enfant, c'est-à-dire les relations graphèmes (lettres et phonèmes (sons). Pour cette raison, l'écriture permet de produire les mêmes effets cognitifs que la lecture par une démarche inverse.
Je pense que cette vision de la place l'écriture dans le processus d'apprentissage est un peu étroite. Comme Célestin Freinet (dont il est question ici), Maria Montessori faisait passer l'apprentissage de l'écriture - de l'encodage, donc - avant celui de la lecture. Plus exactement l'un et l'autre, avec des outils différents, apprenaient à leurs élèves à écrire pour leur apprendre à lire, et non l'inverse.
Sandrine Garcia et Anne-Claudine Oller insistent beaucoup, et à juste titre, sur l'aspect essentiel de l'incorporation, c'est-à-dire l'intégration définitive des apprentissages par leur répétition. Cette incorporation se fait encore mieux avec un appui kinesthésique. Si elles citent, à juste titre, la méthode phonético-gestuelle créée par Suzanne Borel-Maisonny, elles omettent de parler de l'importance du geste d'écriture et de son apport essentiel à l'apprentissage de la lecture et à la construction du langage.
Lors de l'une des études de cas, cependant, l'écriture est au centre des préoccupations. En effet, Aziz est catalogué comme enfant à problème à cause notamment de son écriture. « Lorsque l'écriture est illisible à ce point, c'est qu'il y a quelque chose derrière » (sous-entendu un problème psychologique), disent les enseignants. Lors d'une réunion de cycle 3, Aziz est considéré « inapte à l'écriture et au repérage dans la page », l'équipe pense qu'il a un « problème de motricité globale », « il faut demander une AVS ! C'est un handicap, s'il ne peut pas écrire ». Les enquêtrices notent bien qu'un travail régulier sur l'écriture d'Aziz depuis le CP ou le CE1 aurait sans doute amélioré considérablement sa motricité fine, mais elles ne développent pas plus la question.
C'est pourquoi j'espère qu'elles ne s'arrêteront pas en si bon chemin et qu'elles continueront à mener leurs enquêtes sans concession au sein du système scolaire. Je leur suggère comme prochain objet d'étude l'écriture manuscrite à l'école et je suis impatiente de pouvoir chroniquer leur prochain ouvrage, qui pourrait s'intituler Réapprendre à écrire...
Post scriptum du 7 octobre 2015 : si j'en juge par l'agressivité de Roland Goigoux envers Sandrine Garcia et Anne-Claudine Oller, sur les ondes de France Culture, il n'est toujours pas devenu simple de parler des méthodes d'enseignement en France. A l'entendre, il semblerait que seules les enquêtes internes menées par les professeurs d'Ecole normale / IUFM /ESPE qui, comme lui, sont aux commandes depuis des années, ont quelque légitimité. C'est bien dommage, car la dernière enquête qu'il a menée semble pourtant avoir fait plusieurs constats importants, comme l'importance de donner aux élèves de CP dès le début de l'année des leçons structurées sur le déchiffrage en avançant suffisamment rapidement, l'importance de l'écriture pour l'apprentissage de la lecture, etc. Il est regrettable qu'il traite avec un mépris aussi affiché la recherche en sociologie de l'éducation.