Les éditions MDI viennent de publier un livre de référence, intitulé Fluence, lire vite et bien, et signé Leni Cassagnettes. L'offre se compose en fait de deux ouvrages : d'une part, un gros livre de 250 pages, en format 19 x 27 cm, à spirales, qui est un guide pédagogique à destination des enseignants ; d'autre part, un encore plus gros fichier photocopiable, en format A4, qui est une banque de textes. Le tout s'adresse à l'ensemble des cycles 2 et 3, c'est-à-dire du CP à la Sixième.
Leni Cassagnettes, que beaucoup de collègues connaissent par son blog Maitresseuh, est enseignante de RASED - ces réseaux d'aide spécialisée aux élèves en difficulté qui sont si nécessaires et qu'on espère ne pas voir disparaître. Elle est plus précisément maîtresse E, c'est-à-dire spécialisée dans les difficultés pédagogiques. Son ouvrage s'adresse à tous les enseignants, qu'ils soient en classe ordinaire ou qu'ils soient spécialisés : RASED, mais aussi ULIS (dispositifs destinés aux élèves porteurs de handicaps) ou SEGPA (classes d'enseignement adapté de collège pour les élèves présentant des difficultés scolaires importantes).
L'ouvrage comporte un apport théorique, un état des lieux sur les pratiques actuelles, des outils d'évaluation et un véritable guide pédagogique pour enseigner la fluence en tant que telle. Ensuite, il présente 92 fiches pratiques, directement utilisables en classe, complétées si nécessaire de documents téléchargeables sur le site compagnon. Le fichier photocopiable, lui, comporte un ensemble de textes utilisables comme support de travail.
La précision, avant tout
Avant toute chose, l'ouvrage insiste sur la nécessaire précision du décodage et de l'identification des mots. La reconnaissance instantanée des mots, indispensable à la fluidité de lecture, ne peut en effet être qu'une automatisation du déchiffrage. J'ai été un peu surprise de voir mettre en parallèle voie indirecte (déchiffrage) et voie directe (reconnaissance instantanée du mot) à la p. 19, où il est indiqué que pour certains mots usuels, on peut ne pas passer par le décodage, mais se constituer un "lexique orthographique". Pour moi, le lexique orthographique, certes indispensable, se constitue en déchiffrant tellement souvent les mêmes mots qu'on finit par les reconnaître instantanément. Ce qui n'est pas la même chose que de les apprendre à part. C'est d'ailleurs ce qui semble être dit à la page suivante, qui parle d'auto-apprentissage là où je parle d'automatisation - mais il s'agit sans doute de la même chose. Ce qui est important, à mes yeux, c'est de ne jamais mettre l'élève dans une situation où il doit choisir entre deux stratégies : soit lire, soit reconnaître le mot.
Une attention particulière est accordée par l'autrice à l'expressivité, ce qui me semble essentiel : toute l'attention est portée sur le phrasé, le positionnement des pauses, les variations de voix, de débit, etc. Cette capacité à "bien lire" est elle-même décomposée en de multiples apprentissages : diction, intonation, souffle, débit, gestuelle.
La vitesse de lecture est abordée, avec les repères habituels en nombre de mots par minute, mais l'aspect mécanique est corrigé par le fait de ne jamais donner de listes de mots à lire le plus vite possible : la fluence est systématiquement travaillée sur de vrais textes. A chaque instant, la compréhension est bien en ligne de mire. Je trouve cet aspect essentiel : sous prétexte de "fluence", on voit parfois ici ou là des lectures en cadence de mots débités le plus vite possible, ce qui n'a strictement aucun sens !
Lire à voix haute ou en silence ?
Je trouve intéressante, dans la partie sur la lecture à voix haute et la lecture silencieuse, que la lecture chuchotée soit traitée avec la lecture silencieuse, et pas avec la lecture à voix haute. Je trouve la lecture à voix haute absolument indispensable pendant tout le temps de l'apprentissage, mais en lisant cette distinction, je me suis dit que la vraie différence n'était pas entre lecture à voix haute et à voix basse mais entre lecture pour soi et lecture pour autrui. En effet, quand on lit pour soi, on n'a pas les mêmes besoins d'articulation et d'expression, mais notre propre voix est une aide à la compréhension.
La règle édictée est : "on ne lit à voix haute qu'après avoir déjà pris connaissance du texte par une lecture silencieuse". L'oralisation étant, surtout pour les lecteurs débutants, une aide à la compréhension, cette phrase ne me convainc pas. Mais si on la remplace par "on ne lit pas pour autrui un texte qu'on n'a pas d'abord lu pour soi", c'est beaucoup plus logique : la première phase de lecture, qui peut être chuchotée pour bénéficier de l'apport de la parole et de l'écoute, est une phase de découverte du texte. La seconde est une phase de restitution pour autrui, avec l'expressivité nécessaire. Leni Cassagnettes n'est d'ailleurs pas en désaccord sur ce point, puisqu'elle me cite en énonçant qu'il faut permettre la lecture à voix basse plutôt que la lecture silencieuse ! Cela semble contredit dans les pages suivantes par le conseil de donner plus souvent l'occasion de lire silencieusement. Mais si on lit attentivement son compte rendu de l'étude d'Allington qui conduit à donner ce conseil, on se rend compte que ce n'est pas le fait de lire à voix haute qui bloque les enfants, mais le fait de lire pour l'enseignant, qui valide (ou non) à chaque instant. Je remplacerais donc, ici aussi, "lire silencieusement" par "lire pour soi" !
Prendre confiance en soi
Un point sur lequel l'autrice insiste, à très juste titre, est celui de la confiance en soi. Elle suggère de ne pas systématiquement proposer quelque chose d'un peu plus difficile quand l'élève est arrivé à un certain niveau de lecture, mais de lui proposer des textes auquel il a facilement accès, pour renforcer sa son sentiment de réussite. De même, il est important de laisser relire.
La relecture est une activité très prisée des enfants. Combien de parents n'ont-ils pas été lassés de relire, soir après soir, la même "histoire du dodo", réclamée inlassablement par leurs petits ? Dans notre enfance, n'avions-nous pas des livres chéris, que nous relisions en boucle, alors même que nous finissions par en connaître le déroulé par cœur ? Le plaisir de relire me semble assez indissociable du plaisir de lire. En tant qu'enseignants, je pense qu'il est parfois difficile de se rendre compte qu'on n'est pas toujours obligé d'avancer, d'aller plus loin, mais que le temps pris par les élèves pour s'approprier les textes, pour consolider le niveau déjà acquis, est un temps pédagogique utile.
Les élèves en difficulté
L'approche concernant les élèves en difficulté est particulièrement intéressante. Déjà, l'autrice nous rappelle que si l'élève est porteur de trouble - dyslexie, dyspraxie neurovisuelle, TDA... - l'enseignement de la lecture fluide vient souvent renforcer et compléter les remédiations extérieures à l'école. Cette phrase, qui est en gras dans le texte original, me semble essentielle : il ne faut pas tout attendre des suivis extérieurs ! En tant que graphopédagogue, je m'en rends bien compte : quand on arrive à rééduquer l'écriture d'un élève dyspraxique, et qu'on apprend que puisqu'il est dyspraxique, on ne le fait jamais écrire à l'école, le privant ainsi de tout entraînement... on se sent parfois bien impuissante.
Leni Cassagnettes explique ensuite pourquoi les adaptations transitoires ne suffisent pas, mais qu'il faut apprendre aux élèves les stratégies pour surmonter leurs difficultés. Aider les enfants à progresser plutôt que d'adapter à vie les exigences à la baisse, voici un programme auquel j'applaudis des deux mains !
L'idée de ne pas proposer les aides et adaptations possibles seulement aux élèves étant identifiés comme en difficulté mais à tout élève qui en éprouve le besoin à un instant T me semble aussi très intéressante. Effectivement, si on peut avoir, par exemple, des coussins à air à disposition de tous, à utiliser par les élèves TDAH mais pas seulement, c'est bien mieux. C'est ce que je fais au cabinet, où je vois des enfants très peu agités, mais curieux, qui demandent à les tester. Bien souvent, ils les enlèvent d'eux-mêmes au bout de quelques minutes, mais ça n'est pas moi qui ai décidé qu'ils n'en avaient pas besoin, c'est eux.
Le matériel varié que l'autrice propose de mettre à la disposition de tous est à ce titre extrêmement intéressant : caches de lecture, pointeurs, loupes, casques, chuchoteurs, etc.
Les différentes échelles d'évaluation analysées
Leni Cassagnettes présente en détail les échelles d'évaluation de la fluence qui existent, quel que soit le cadre dans lequel elles sont utilisées (cadre médical, évaluations nationales...). Plutôt que de recommander de chronométrer la lecture pour obtenir un score, elle met en avant une échelle qualitative, qui s'attache à suivre finement la qualité de lecture plutôt qu'à inciter l'élève à produire de la "lecture-mitraillette", comme le font les tests de l'Éducation nationale, en demandant de lire "le plus vite possible", sans se préoccuper de la qualité de lecture.
L'autrice ajoute des pistes d'observation très importantes, comme par exemple le nombre de regards que l'élève porte sur le texte. C'est en effet un indicateur très parlant - que nous utilisons d'ailleurs en graphopédagogie, pour évaluer puis améliorer les stratégies de copie.
Toujours concrète, elle se penche sur la manière concrète d'organiser ces passations en classe, en n'éludant pas le fait que le temps d'évaluation est pris sur le temps d'apprentissage, donc ne doit pas être trop envahissant.
La lecture répétée
Un chapitre est consacré à l'importance de la lecture répétée. C'est là encore quelque chose qui se rapproche de nos techniques de graphopédagogie, où nous faisons parfois copier une phrase de manière répétée, dans le but de l'automatiser progressivement.
Je trouve ce chapitre très constructif. J'ai juste des réserves sur la modalité de toute première lecture (prise de connaissance du texte) : l'autrice recommande que cette première lecture soit en fait l'écoute d'une lecture magistrale faite par l'enseignant. Je préfèrerais que ce soit une lecture, même hésitante, à voix haute, faite par l'élève lui-même pour lui-même - éventuellement avec l'aide de l'enseignant qui "souffle" si besoin.
Dans ce chapitre, les critères de choix d'un texte sont explicités. Il n'est en effet pas facile de mesure de manière objective la lisibilité d'un texte par un élève, à un instant T. Des QR codes sont proposés, qui renvoient vers des applications spécialisées.
L'accent est également mis sur la variété des types de textes à proposer. Là encore, cette approche me parle, puisque quand nous avons fait Archilecture, avec Samir Editeur, c'était la caractéristique essentielle des livres : proposer pour chaque niveau de classe et chaque période un type de textes et un thème différents, afin de motiver le plus d'élèves possible ! Archilecture CM1, par exemple, aborde successivement la recette de cuisine, le documentaire animalier, le théâtre comique, les contes du pourquoi et la lettre.
Pour en revenir à la lecture répétée : la technique est détaillée très précisément, en incluant les camarades de l'élève qui lit : ceux-ci sont incités à une écoute / vérification active. Cela évite les temps morts où un groupe d'élève attend son tour.
Une centaine de fiches pratiques
A partir de la page 123, sont présentées 78 fiches pratiques, classées en trois catégories - précision, vitesse, expresion. Aucun niveau de classe n'est indiqué, chaque enseignant étant incité à piocher dans ces fiches celles qui correspondent aux besoins réels des élèves qu'il a en face de lui, quelle que soit la classe. A la fin de l'ouvrage, on trouve encore 14 fiches pratiques, intitulées "la fluence en contexte", qui donnent des pistes pour aller plus loin : spectacles, enregistrements audio ou vidéo, etc.
Chaque fiche est conçue sur le même modèle : un encadré répondant aux trois questions "pour qui ? - avec quel support ? - quel objectif ?", puis soit le déroulé de l'entraînement, soit la découverte de la stratégie, en fonction des types de fiche.
Lorsqu'une fiche à imprimer est nécessaire, elle est proposée en téléchargement. Les fiches abordent la fluence "par petits morceaux", ce qui permet, en particulier dans le cadre de l'aide personnalisée, de proposer des remédiations véritablement adaptées aux erreurs commises par les élèves. Par exemple, pour les élèves qui s'arrêtent en fin de ligne, sautent une ligne sans faire exprès ou relisent deux fois la même ligne, un entraînement spécifique, dénommé "le ping-pong des yeux", propose de travailler en lisant uniquement le premier et le dernier mot de chaque ligne. Le but du jeu est de lier le dernier mot d'une ligne au premier mot de la ligne suivante, donc d'entraîner les yeux à sauter à la ligne. Au verso de cette fiche "entraînement", une fiche "stratégie" propose d'agrandir son empan visuel, en observant les mouvements oculaires de ses camarades, puis en faisant de la "gymnastique des yeux", pour entraîner sa vision périphérique.
Leni Cassagnettes le précise bien : il ne s'agit nullement de faire toutes les activités proposées avec tous les élèves - ce serait impossible. À l'enseignant d'alterner entre fiches choisies pour répondre au problème particulier d'un groupe d'enfants et activités réalisées avec l'ensemble de la classe.
Le fichier photocopiable
Le fichier photocopiable est très imposant. Il présente cent textes différents, sur des fiches perforées, ce qui permet à l'enseignant qui le souhaite de ranger les fiches qu'il utilise dans un classeur. Les textes sont également vidéoprojetables, avec des versions supplémentaires de chaque texte en numérique.
Les vingt premières pages proposent un mode d'emploi détaillé pour bien choisir les textes et les modalités de lecture adaptés à chaque situation.
Les 100 textes sont répartis en 4 niveaux, donc 25 textes par niveau. Le niveau 1 regroupe des textes adaptés convenant à des lecteurs débutants. Le niveau 4 correspond à un niveau moyen de CM.
Chaque texte est présenté trois fois : d'abord, sur une fiche à destination de l'enseignant, qui comporte le nombre de mots (très pratique si on veut mesurer la vitesse de lecture d'un élève), des indications sur le texte (nombre de mots par phrase, fréquence, mots difficiles à déchiffrer, lexique complexe) et au dos des questions de compréhension à poser à l'élève, plus un tableau pour noter les résultats. Cette fiche peut être photocopiée pour chaque élève, dans le cadre des APC par exemple.
Le texte est ensuite présenté à destination des enfants avec une police très lisible, MDI école, sur laquelle je reviendrai bientôt. Chaque texte comporte une seule illustration, jolie mais discrète, ce qui permet à l'enfant de se concentrer sur le texte sans que la page soit trop austère.
Au dos de chaque fiche élève, on trouve le même texte avec des aides à la lecture, à destination des élèves dys : coloration des voyelles en rouge et des consonnes en bleu au début, puis de chaque syllabe en alternance ensuite, lettres muettes grisées.
Parmi les 100 textes proposés, quatre viennent des petits albums que j'ai publiés il y a plusieurs années chez Samir Editeur : ce sont des albums en sons simples, destinés aux lecteurs débutants. Je dois dire que j'ai été très émue de voir ainsi Barnabé le petit pirate, Billie la petite licorne, Fatou la petite sirène, Marilou la petite pâtissière et Léon le petit dragon choisis pour aider les élèves à acquérir une lecture fluide ! Et je trouve vraiment intelligent d'avoir associé la recette de la tarte aux pommes à la petite histoire de Marilou (qui fait justement une tarte aux pommes). De manière générale, le fichier fait la part belle aux différents types de texte, ne se limitant pas aux textes narratifs : documentaires, théâtre, poésie, humour... sont bien préents.
Un outil extrêmement concret et complet
En un mot comme en cent, le guide pédagogique et la banque de textes forment ensemble un outil extrêmement concret et complet, véritablement clef en main, qui permet aux enseignants d'enseigner la fluence de manière systématique sans tomber dans le travers, trop fréquent, de la lecture au pas cadencé !
Merci à Leni Cassagnettes pour ce bel ouvrage, dont je ne doute pas qu'il deviendra très rapidement LE livre de référence sur la fluence.