La lecture et l'écriture silencieuses sont privilégiées au détriment de l'oralisation

Dans ses Confessions (VI,3), au IVe siècle, Saint Augustin raconte sa visite à l'évêque de Milan, Ambroise. Il s'étonne d'un fait extraordinaire :

Quand il lisait, ses yeux parcouraient la page et son cœur examinait la signification, mais sa voix restait muette et sa langue immobile. N'importe qui pouvait l'approcher librement et les visiteurs n'étaient en général pas annoncés, si bien que souvent, lorsque nous venions lui rendre visite, nous le trouvions occupé à lire ainsi en silence car il ne lisait jamais à haute voix.

Nous sommes quelques siècles plus tard et la lecture silencieuse est devenue la norme. Dans les années 1930, certaines recherches ont commencé à étudier les comportements des bons et des mauvais lecteurs et à constater que les bons lecteurs subvocalisaient1 moins que les mauvais lecteurs. Cette remarque a conduit à une conclusion étonnante : puisque les bons lecteurs ne subvocalisaient pas en lisant, il fallait empêcher les autres de subvocaliser, pour qu'ils deviennent bons ! Diverses techniques ont été utilisées, comme de demander aux élèves de mâcher du chewing-gum, de compter à voix haute en lisant (!) ou de coller leur langue à leur palais.

Au vu des connaissances actuelles, il n'est guère étonnant de constater que ces méthodes idéo-visuelles extrêmistes n'ont jamais donné de résultats probants, puisqu'elles ont pris le problème à l'envers. A. Leroy-Boussion, en 1966, constatait déjà que si la lecture silencieuse était le but ultime, il ne fallait surtout pas commencer par là.2

leroy

L'idée s'est cependant durablement installée que la lecture à voix haute était le parent pauvre de la lecture silencieuse, tout juste bonne pour les "enfants moins développés intellectuellement", une sorte de sous-lecture. Et l'on a vu fleurir les fichiers d'entraînement à la lecture silencieuse, encourageant les enfants à survoler le texte des yeux, à y prendre des indices, sans s'attarder à la forme ni même au détail des mots.

lecture silencieuse 1

lecture silencieuse 2lecture silencieuse 3lecture silencieuse 4

La "lecture globale" ou "voie directe", qui survit miraculeusement malgré les progrès des neurosciences, qui l'ont totalement invalidée3, est associée à la rapidité et à l'absence d'analyse.

Il me semble clair que cette tendance, qui a fait des ravages sur le niveau des élèves en lecture, a des conséquences encore plus dramatiques sur leur écriture. En effet, autant on peut survoler des yeux un texte et en saisir la substance approximative, ce que nous, lecteurs experts, faisons tous les jours (et que vous êtes sans doute en train de faire en lisant cet article), autant pour écrire, plus aucune approximation n'est permise. Il nous faut trouver les mots justes, l'orthographe exacte, construire notre phrase précisément, nous relire.

Et là, sans le support du langage oral, l'élève est devant une tâche impossible. On lui a appris à lire à toute vitesse, sans s'attacher à la forme ; maintenant on lui demande d'écrire sans pouvoir s'appuyer ni sur un modèle qu'il n'a pas eu le temps de véritablement déchiffrer, ni sur son propre langage qu'on lui interdit d'utiliser à voix haute. C'est ainsi que l'enfant est capable de produire des énoncés totalement incompréhensibles, qu'il semble découvrir avec surprise quand on les lui relit à voix haute. C'est aussi ainsi qu'en copiant un texte il omet des mots, ou au contraire les répète, saute parfois une ligne entière sans se rendre compte que l'énoncé produit est totalement incohérent.

Pour être capable de lire ou d'écrire sans oraliser ni même bouger les lèvres, il faut être capable d'entendre sa propre voix intérieurement. Ceci n'est possible qu'après une longue habituation, qui doit durer plusieurs années.

En classe, concrètement, il faudrait que les élèves soient incités à murmurer ce qu'ils écrivent, ce qui accroîtrait grandement leur concentration. On remarque d'ailleurs bien souvent que les meilleurs élèves ont tendance à oraliser, ou au moins à labialiser ce qu'ils écrivent. Le bruissement produit par tous les élèves écrivant à voix basse se rapproche plus du bourdonnement d'une classe au travail que du brouhaha créé par les bavardages incessants des élèves censés travailler "en silence". De plus, on se rendra vite compte que quand ils sont occupés à oraliser leur travail, les enfants n'ont justement pas la bouche disponible pour discuter avec leur voisin ! Et un enfant qui est en train de murmurer sera beaucoup moins facilement distrait de sa tâche qu'un enfant silencieux.

 

Quatrième constat : en demandant aux enfants d'écrire sans parler, ils perdent totalement le fil de ce qu'ils écrivent.

 

1. La subvocalisation est une vocalisation à voix basse. Cependant, sous l'influence probable de l'anglais subvocalization, qui désigne le fait de bouger les lèvres en silence tout en prononçant les mots dans sa tête - ou même, selon les auteurs, juste de prononcer les mots dans sa tête - le mot a été utilisé au contraire pour désigner la voix intérieure.
Les partisans de la "lecture rapide", tel Richaudeau, proposent même de lutter contre cette voix intérieure, en prônant un accès direct au sens, sans du tout passer par le son, même intérieur !
2. A. Leroy-Bouisson, "L'Écriture silencieuse", L'année psychologique, 1966, vol. 66, n° 2, pp. 579-598
3. Stanislas Dehaene, Les Neurones de la lecture, Odile Jacob, 2007

 

 

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