On parle beaucoup, en ce moment, de l’écriture inclusive. Pour ceux qui ignoreraient encore de quoi il s’agit, c’est cette mode d’écrire « tous.te.s », avec éventuellement des points médians, à la place d’écrire « tous » ou « toutes et tous ».
Cela me fait irrésistiblement penser au regretté Pierre Desproges et à son inlassable « Françaises, Français, Belges, Belges ».
Si j’avais la culture nécessaire, je réfléchirais aux implications profondes de l’utilisation de la langue comme vecteur d’une idéologie, je convoquerais Orwell et Klemperer et je m’inquièterais de ce qu’il devient de plus en plus difficile de s’exprimer en français tant la forme même prête à polémique, qu’il s’agisse de l’orthographe rectifiée de 1991 ou de cette nouvelle forme d’écriture.
Mais je n’ai pas les compétences pour entrer dans ce type de débat. C’est donc strictement d’un point de vue pédagogique que je voudrais aujourd’hui réagir à la publication, par les éditions Hatier, d’un manuel écrit en « écriture inclusive » pour le CE2. Il s’agit d’un manuel d’histoire, ou plutôt de « questionner le temps », les nouveaux programmes ayant supprimé l’étude de l’histoire proprement dite au CE2.
En voici un court extrait :
Le lexique, en fin d’ouvrage, permet normalement à l’élève d’apprendre les mots qu’il ne connaît pas. Or, ce manuel confronte l’enfant à une situation tout à fait nouvelle : en effet, il est totalement impossible de lire à voix haute les mots qui sont écrits dans ce lexique. La seule manière correcte d’oraliser serait de dire « Un agriculteur ou une agricultrice : une personne dont le métier consiste à cultiver la terre ».
Voici donc des élèves de CE2, en fin de cycle 2, c’est-à-dire cycle des apprentissages fondamentaux (vous savez ? lire, écrire et compter), qui sont donc en train de consolider leur apprentissage de la lecture. Or, de par la volonté des auteurs de ce manuel, ces enfants ne peuvent tout simplement pas lire à haute voix leur propre manuel scolaire.
L’enfant peut-il lire en écriture « inclusive » ?
Les programmes de cycle 2 disent très exactement ceci : « L'automatisation de la capacité à identifier les mots est une des compétences clés de l'apprentissage de la lecture dans la mesure où elle engage l'accès à la fluidité de décodage, donc la lecture. »
Or, et c’est une première inédite à ma connaissance dans l’histoire de l’enseignement, on demande dans ce manuel à des enfants de décoder ce qui n’est pas écrit.
A ce stade, la lecture à voix haute devient de plus en plus problématique. Il se trouve qu’un jeune enfant n’a souvent pas encore, à cet âge-là, construit sa voix intérieure. S’il ne lit pas en oralisant, il ne peut pas avoir accès au sens du texte. Les élèves les plus fragiles seront donc, de fait, exclus de la compréhension du texte écrit, faute de pouvoir surmonter cette difficulté supplémentaire.
L’écriture « inclusive », de fait, devient illisible, au sens propre du terme, pour les élèves qui ont le plus de difficultés avec la lecture. Elle les exclut, tout simplement, au nom de l’inclusion.
L’enfant doit-il écrire en écriture « inclusive » ?
Si l’enfant doit à présent copier sa leçon, que fera-t-il ? Il va probablement copier mécaniquement cette succession de lettres, qui ne peut pas faire sens car elle n’est pas directement reliée à du son. On aggravera donc la tendance actuelle des élèves à copier ce qu’ils voient, sans passer par le langage, c’est-à-dire à exercer une activité purement mécanique sans aucun intérêt intellectuel.
Admettons maintenant que l’élève soit en situation de restituer ce qu’il a appris – que ce soit dans le cadre d’une expression écrite ou d’un contrôle. Va-t-on vraiment demander à un enfant de 8 ans de penser « les agriculteurs et les agricultrices » et d’écrire simultanément sur son cahier « les agriculteur.trice.s » ? Comment pourra-t-il comprendre le fonctionnement des s du pluriel des noms si lesdits noms sont morcelés ? Aura-t-il bon s'il écrit « les agriculteurs.trices » ? Lui demandera-t-on d’écrire, en français correct, « les agriculteurs et les agricultrices » ? Le sanctionnera-t-on s’il a le malheur de ne parler que des « agriculteurs » ou que des « agricultrices » ? Comment s'y retrouver ?
La place des femmes dans les livres d’histoire : un vrai enjeu
Alors, vraiment, de grâce, ne créons pas artificiellement de difficultés supplémentaires en rédigeant des manuels destinés aux enfants. Si nous voulons mener un juste combat féministe, il est beaucoup plus urgent de redonner leur place aux femmes dans les livres d'histoire. Quand parlera-t-on de « grandes femmes » comme on parle des « grands hommes », auxquels la Patrie est reconnaissante ? Quand osera-t-on parler de « femmes publiques » qui ne sont pas des péripatéticiennes mais bien des femmes actrices dans l’espace public ?
Plutôt que de donner un infâme gloubi-boulga à nos enfants, donnons-leur plutôt à lire, dans des manuels écrits en bon français, la destinée d’Aliénor d’Aquitaine, de Marie de France, de Christine de Pisan, d’Héloïse, quand on parle du Moyen Age… puis des grandes reines de la Renaissance, des écrivaines, des artistes, des scientifiques, des révolutionnaires, et de bien d’autres encore ! Pas dans un chapitre à part sur les femmes, mais au fil du déroulé chronologique, en remettant en lumière les figures féminines trop souvent occultées dans les manuels.
Comment rendre l’écriture plus inclusive pour de vrai ?
Et si on voulait vraiment rendre l’écriture plus inclusive, c’est-à-dire qu’elle donne les mêmes chances à tous, filles et garçons, y compris aux enfants de ceux qui ne sont rien ? Alors, il faudrait un peu plus que des petits points qui se promènent au milieu des mots et gênent la lecture. Il faudrait, bien au contraire, lier écriture et lecture dès le plus jeune âge, et donner aux enfants des textes de qualité à lire quotidiennement à voix haute pour se forger leur voix intérieure.
Ainsi, les enfants des deux sexes et de toutes les catégories sociales pourraient accéder à des textes de qualité, puis s'approprier petit à petit la langue et devenir capables à leur tour de s'exprimer par écrit en français correct.
Il faudrait encourager les enfants à oraliser en écrivant, et ce tout au long de l’école primaire, pour qu’ils construisent un langage écrit de qualité.
Comment rendre l'école plus inclusive ?
Il faudrait également apprendre aux petits garçons à respecter les filles et les femmes. Pour ça, on pourrait arrêter d’utiliser des mots féminins pour insulter les hommes, avec l’idée sous-jacente que c’est les rabaisser. Et arrêter d’utiliser des mots masculins pour valoriser les femmes, avec l’idée sous-jacente que « maître de conférence », c’est plus fort que « maîtresse de conférence ».
Il faudrait donner aux petits garçons des perles pour faire des colliers – incidemment, ils auraient peut-être moins de difficultés à écrire par la suite, ayant exercé leur motricité fine.
Il faudrait être aussi tolérants vis-à-vis d’une petite fille turbulente que d’un petit garçon turbulent. Il faudrait encourager les garçons à exprimer leurs émotions. Il faudrait arrêter de donner des jouets sexués et attendre « l’heure de la sortie » plus que « l’heure des mamans ». Oui, il y a beaucoup d’efforts à faire, et aucun d’eux n’implique de rajouter un signe de ponctuation à l’intérieur d’un mot.
Je vous invite à lire ou relire, par exemple, ce qu’écrivait Jaddo, qui n'est pas enseignante mais médecin généraliste, en 2015: http://www.jaddo.fr/2015/03/28/la-faute-a-eve/
En bref, il faudrait changer de regard, changer de discours, mais sûrement pas changer les règles d’écriture de la langue française, qui est déjà bien assez complexe comme elle est !
Mise à jour de mai 2019 : Danièle Manesse, linguiste, a très bien expliqué tout cela dans un entretien accordé au Monde. Pour les abonnés, l'article est là : Entretien avec Danièle Manesse. Pour les autres, j'ai fait quelques copies d'écran :