Deuxième partie : les enfants gauchers
Un fascicule entier des documents d'accompagnement des programmes est consacré aux enfants gauchers à la maternelle. C'est en soi une bonne chose car, à ma connaissance, aucun document officiel n'était à la disposition des enseignants sur ce sujet jusqu'à ce jour.
Certaines vérités simples sont rappelées à juste titre : la proportion à peu près constante de gauchers dans le monde (entre 10 et 13 %), le fait qu'être gaucher de la main n'implique en rien d'avoir son œil dominant à gauche ni son pied d'appel à gauche, le fait que les gauchers ne sont pas plus malhabiles que les droitiers.
Le terme de diagnostic, employé à plusieurs reprises pour parler de la détermination de la latéralité d'un enfant, me gêne cependant car il fait référence à la sphère médicale : un diagnostic prématuré, comme tardif, ont des conséquences sur la scolarité de l'enfant et plus loin le recours à un spécialiste peut être nécessaire parfois pour établir un diagnostic fiable. C'est d'autant plus regrettable que la conclusion du document est qu'être gaucher est une différence ordinaire, au même titre que la couleur des yeux ou des cheveux. Le fait d'évoquer diagnostic et recours à un spécialiste n'installe pas cette différence dans la banalité mais en fait quelque chose d'un peu inquiétant, et ce d'autant plus qu'on indique que ledit diagnostic ne doit être ni prématuré, ni tardif... sans donner de moment précis où il faut l'établir ! C'est laisser l'enseignant face à une bien lourde responsabilité. Sans compter que le recours à un spécialiste suggéré est des plus flous : de quel professionnel s'agit-il ? Que doit faire l'enseignant si la famille ne peut pas ou ne souhaite pas faire la démarche de consulter à l'extérieur ?
Bien observer l'enfant
Cela dit, même si je regrette l'emploi du terme diagnostic, je ne peux qu'approuver le fait que le texte mette en garde contre les conclusions hâtives et rappelle que la latéralisation ne fait que commencer à apparaître vers 3 ans et reste encore indécise chez certains enfants jusque vers 4-5 ans.
Il serait donc dommageable de figer un enfant de manière prématurée dans une latéralité qui n'est pas la sienne. De manière pratique, quelles sont les conséquences en classe pour les enseignants de maternelle ?
Du danger des cases à cocher
Certains livrets d'évaluation de maternelle, qu'ils soient à destination des parents ou de l'équipe en interne, prévoient dès la petite section une case à cocher : gaucher / droitier. Cette case est parfois très facile à renseigner – certains bébés manifestent déjà une préférence très nette pour une main plutôt qu'une autre, ne laissant pas le moindre doute sur leur latéralité – et parfois non – certains enfants de 3 ans, en particulier des petits garçons, utilisent l'une ou l'autre main de manière apparemment indifférente.
Une erreur grave serait de privilégier la case par rapport à la réalité de l'enfant et de l'inciter à choisir une main pour pouvoir renseigner le document. Il ne s'agit pas là d'une inquiétude théorique : j'ai eu le cas, au cabinet, d'un petit garçon de fin de CP, Aymé, présenté comme gaucher, qui souffrait énormément d'une écriture inefficace et coûteuse. Pourquoi Aymé avait-il été catalogué gaucher ? Tout simplement parce que son maître de petite section, un jour, lui avait dit « Maintenant, il faut que tu choisisses une main pour écrire » afin de pouvoir remplir le livret préimprimé utilisé par l'école. Aymé avait, par malchance (une chance sur deux !), levé la main gauche. Il a donc été catalogué gaucher et, à partir de ce jour, on ne lui a plus donné son crayon qu'à gauche, on lui a fourni des ciseaux pour gaucher, etc. Le pauvre Aymé était très malagauche... En un été, une rééducation de l'écriture lui a permis de retrouver efficacité et confiance en utilisant sa main droite. Vous pouvez voir les vidéos d'Aymé avant et après rééducation ici. Mais qu'en aurait-il été de la suite de sa scolarité si la mère d'Aymé, inquiète, n'avait pas cherché une rééducatrice en écriture ?
Concrètement, en classe, que faire ? Déjà, se rassurer : la plupart des enfants ont une latéralité franche et bien visible dès la petite section. L'enseignant n'aura donc à observer de plus près que les quelques élèves qui hésitent encore au moment de la prise en main du crayon. Le conseil donné dans le document est excellent : observer l'enfant lorsqu'il accomplit d'autres gestes moins scolaires (boire, manipuler des jeux, se servir des ciseaux, distribuer des cartes, etc.). On peut également observer sur quelle épaule il porte spontanément un sac, quelle main il utilise pour désigner un objet situé en face de lui, demander aux parents avec quelle main il se brosse les dents...
Si la latéralité d'un enfant n'est pas fixée en petite section, il convient de lui laisser le temps de grandir et de le laisser expérimenter avec ses deux mains si c'est ce qu'il fait spontanément. Les cases attendront.
En milieu de moyenne section, généralement, une latéralité se dessine. Observation de l'enfant et discussion avec la famille sur les habitudes à la maison devraient suffire à ne pas se tromper, sans recourir à qui que ce soit.
De la fragilité des conclusions à partir d'informations familiales
Je ne comprends pas bien l'injonction s'informer sur la présence de gauchers dans la famille, sans explication sur ce qu'il faut en faire de ces informations d'ailleurs. Le sujet est complexe et on ne peut en aucun cas demander à un enseignant de tirer des conclusions, quelles qu'elles soient, à partir d'un interrogatoire de la famille.
Un enfant peut très bien utiliser sa main gauche, alors qu'il est droitier, pour imiter un parent gaucher. J'ai eu le cas en classe d'un petit garçon dont le père était gaucher, la mère et la sœur droitières. Il était manifestement droitier, mais il voulait à tout prix se servir de sa main gauche pour bien établir son statut de garçon qui fait comme papa... Je n'ai pas réussi, dans le cadre scolaire et en l'absence de demande, à le relatéraliser.
A l'inverse, il arrive que des enfants soient gauchers alors que leurs deux parents sont droitiers. C'est le cas de ma famille : mon mari et moi sommes droitiers, nos parents aussi, notre fils aussi, nos deux filles sont gauchères. Qu'aurait conclu un enseignant un peu trop zélé à la lecture du document d'accompagnement des programmes ? Qu'il fallait inciter nos filles à écrire de la main droite en l'absence d'antécédents dans la famille ? Cette injonction est d'autant plus absurde que l'époque où on contrariait systématiquement les gauchers n'est pas si lointaine, ce qui fait que nous avons peut-être des grands-parents dont la latéralité neurologique de la main était à gauche mais qui ont été des scripeurs droitiers toute leur vie...
Aider l'élève
Une fois que l'on est sûr d'avoir affaire à un vrai gaucher, il y a quelques petites précautions à prendre pour aider l'élève et pour lui éviter de prendre une position génératrice d'inconfort, voire de douleur à long terme. Des photos illustrent le document et montrent des gauchers qui positionnent leur main au-dessus de la ligne.
Sur ces images, on ne voit guère la cassure du poignet, que j'observe très souvent au cabinet chez les gauchers qui écrivent par le haut et qui génère des tensions musculaires importantes.
Insister sur la posture et la tenue du crayon
Les enseignants, qui sont droitiers à près de 90 % comme le reste de la population, hésitent parfois à corriger la posture d'un gaucher, de peur de ne pas savoir faire, ou tout simplement parce qu'ils ne se sentent pas capables de guider la main de l'enfant avec leur propre main gauche. Je n'insisterai jamais assez sur l'importance de bien insister sur la bonne posture et la bonne tenue de crayon dès la maternelle. Les enfants gauchers, tout comme les enfants droitiers, ont droit à un enseignement explicite de la tenue du crayon.
Les enseignants gauchers ont l'habitude d'aider leurs élèves droitiers à bien tenir leur crayon, donc les droitiers devraient pouvoir aider les gauchers également ! Montrer la tenue de crayon avec sa main controlatérale n'est pas très difficle pour un adulte. Il suffit de bien insister sur la pince à effectuer, entre la pulpe du pouce et le côté de la dernière phalange du majeur, et sur l'axe du crayon, qui doit être posé en direction du coude. Si vous êtes droitier et que vous voulez guider la main d'un enfant gaucher, une bonne solution peut tout simplement être de vous asseoir en face de lui et de guider sa main gauche avec votre main droite. En effet, l'enfant a besoin de sentir une main ferme pour être guidé.
Faire attention au positionnement dans l'espace
Le premier point sur lequel le document d'accompagnement des programme insiste, avec raison, c'est qu'il ne faut jamais asseoir un élève gaucher à la droite d'un droitier. Ainsi, il faut faire attention à le mettre soit en bout de rangée, soit à la droite d'un gaucher, pour ne pas que les élèves se donnent des coups de coude en écrivant.
Le deuxième point, tout aussi important, est le positionnement de la feuille. La recommandation vaut aussi bien pour un élève droitier, mais elle est particulièrement importante dans le cas des gauchers qui sont encore plus gênés dans le déplacement de leur bras si on leur demande de placer leur feuille bien droite, c'est-à-dire en face de leur torse !
Le document tord également le cou à une idée reçue selon laquelle il conviendrait d'écrire le modèle à droite pour les gauchers. En effet, cette pratique est contraire à la logique de notre sens d'écriture, qui va de gauche à droite et que tous les élèves, y compris bien entendu les gauchers, doivent intégrer. Avec un modèle vers la droite, au lieu de partir du modèle, le gaucher doit s'en approcher petit à petit, au risque de s'y heurter en fin de ligne. De plus, comme le document le dit fort justement, ce procédé peut inciter les élèves à commencer leur écriture à droite.
Si le modèle est une étiquette, il est suggéré de le placer au centre de la feuille. Si toutefois le modèle est écrit sur le cahier de l'élève, il me semble important qu'il soit écrit à gauche, en partant de la marge, pour donner à l'élève les bons repères dans l'espace de la feuille.
Quoi qu'il en soit, les élèves, gauchers comme droitiers, doivent bénéficier d'un apprentissage systématique et structuré de l'écriture pour pouvoir progresser. Le document d'accompagnement des programmes a le mérite de rappeler que les gauchers ne sont pas plus maladroits que les droitiers, ce qui implique bien évidemment que les exigences des enseignants doivent être les mêmes, quelle que soit la latéralité de leurs élèves.