Que s'est-il passé ces dernières années ? Pourquoi y a-t-il dans nos classes une telle proportion d'élèves qui tiennent leur crayon comme un marteau-piqueur, renâclent à chaque passage à l'écrit et produisent des copies presque indéchiffrables ? Comment se fait-il que, dans le célèbre triptyque lire / écrire / compter, le deuxième élément passe systématiquement à la trappe ? Les enfants d'aujourd'hui sont-ils intrinsèquement moins capables que ceux d'hier ? Est-ce la faute de la télé, d'internet, des jeux vidéo, des nouveaux programmes, de mai 68, des stylos à bille, du réchauffement climatique ou des perturbateurs endocriniens ?
Ces questions me sont posées très régulièrement, que ce soit sur internet, au cabinet ou en formation d'enseignants. Je ne prétends pas, n'étant ni docteur en sciences de l'Education ou en sciences du Langage, ni historienne, être capable de donner une explication exhaustive de ce phénomène inquiétant qu'est la difficulté croissante, constatée par l'immense majorité des enseignants, qu'ont les élèves à maîtriser l'écriture manuscrite. Mais à la lumière de mon expérience, de ma réflexion et de mes lectures, je peux tenter de donner des éléments d'explication.
Cet article, au vu de sa longueur, sera publié en plusieurs épisodes. Voici le premier de la série.
L'enseignement systématique de la tenue du crayon a été abandonné en maternelle et au CP
Les instituteurs, comme leur nom l'indique, avaient pour mission d'instituer, c'est-à-dire d'installer les bases, de préparer le terrain en quelque sorte pour que, plus tard, les professeurs puissent professer.
En devenant professeurs des écoles, leur rôle a changé : comme l'analysent très bien Sandrine Garcia et Anne-Claudine Ollier dans leur passionnant ouvrage Réapprendre à lire, les professeurs ne sont plus des répétiteurs, la dimension scolastique1 de l'enseignement prend le pas sur le pragmatisme et les méthodes simples, mais efficaces, moins valorisantes pour les enseignants.
J'ai bénéficié moi-même des conséquences de ce changement : en 1982, jeune bachelière, j'ai passé le concours de l'École normale de jeunes filles. Mes résultats n'ont guère été brillants et m'ont fait éliminer dès les écrits. Ma note éliminatoire portait sur... "écriture et présentation". Je n'avais pas su produire une copie assez belle et bien écrite pour être institutrice...
Une licence et dix années d'expérience professionnelle plus tard, je retentai ma chance à l'IUFM. Cette fois, les matières évaluées n'étaient plus les mêmes : exit "orthographe", "écriture et présentation"... J'ai été admise, malgré un niveau lamentable en mathématiques. On notera que le seuil d'admissibilité avait déjà beaucoup baissé, puisque mes 70/160 (8,75/20) me donnaient accès à la seconde série d'épreuves, alors que mon 215/440 (10,75/20) était éliminatoire.
Les professeurs des écoles, contrairement aux instituteurs, sont donc recrutés sans aucune exigence en matière d'écriture ou de présentation. La maîtrise de l'orthographe est désormais diluée dans l'évaluation globale de l'épreuve de français.
Une fois à l'IUFM, il n'y a souvent aucun enseignement sur la tenue du crayon, la position de la feuille, la formation des lettres... Quand l'écriture est abordée, il ne s'agit que d'expression écrite : le rôle du corps dans l'apprentissage est minoré, voire ignoré. L'écriture, en tant que geste, est considérée comme la science des ânes.
La place de l'écriture manuscrite, qui occupait 10 paragraphes dans les instructions officielles de 1972, est réduite à quelques lignes, fort floues, dans les orientations pour l'école maternelle de 1986. Ces orientations semblent préparer l'observation réfléchie de la langue, qui apparaîtra plus tard, en réduisant l'enseignement de l'écriture à une observation réfléchie des signes graphiques2.
Déjà, en 1977, la circulaire sur l'école maternelle considérait qu'il y avait plusieurs manières d'apprendre à écrire, peut-être différentes selon les enfants. Malheureusement, ces "différentes méthodes d'apprentissage" n'étaient pas précisées. L'accent était mis sur le sens du message, la gestualité devenant secondaire3.
Il est difficile de déterminer précisément à quel moment l'apprentissage du geste d'écriture a cessé d'être au cœur du travail de la grande section de maternelle et du CP mais l'impression donnée est celle d'une disparition progressive de la main dans la question de l'écriture, quelque part entre 1972 et 1986.
Quoi qu'il en soit, de nos jours, rares sont les maîtres et maîtresses d'écoles qui enseignent systématiquement la tenue du crayon en maternelle et au CP. On est dans une situation absurde, que l'on pourrait comparer à celle de professeurs de musique disant à leurs élèves : "Voici le modèle du son à reproduire. Mettez vos doigts sur l'instrument comme vous pouvez, pour tenter d'y arriver".
Il ne s'agit pas reprocher ce fait aux professeurs d'école, qui n'ont la plupart du temps bénéficié d'aucune formation sur la question et qui font de leur mieux, consacrant souvent beaucoup de leur temps à chercher des solutions. Mais on peut encore moins reprocher aux enfants de ne pas toujours être capables, seuls, de trouver la bonne tenue de crayon. Du coup, ils laissent libre cours à leur imagination. Le phénomène est d'autant plus frappant que, bien souvent, les jeunes enseignants eux-mêmes n'ont pas bénéficié d'un apprentissage structuré et tiennent eux-mêmes très mal leur crayon, ce qui fait qu'ils ne peuvent pas faire office de modèle.
Avec une tenue de crayon défectueuse, la formation des lettres est plus difficile, plus coûteuse en énergie, moins précise. Des douleurs peuvent apparaître et gêner considérablement la personne qui écrit. En négligeant totalement la dimension physique de l'écriture, l'institution a de fait interrompu une chaîne de transmission déjà ancienne, livrant les enfants à eux-mêmes en les laissant se débrouiller comme ils peuvent avec leur crayon.
Premier constat : le geste d'écriture est absent tant du recrutement que de la formation des professeurs des écoles.
1. Le terme est employé par les auteurs au sens de Bourdieu, c'est-à-dire "qui ne fait pas la différence entre le point de vue de la théorie et celui de la pratique".
2. Circulaire n°86-046 du 30 janvier 1986, signée par Jean-Pierre Chevènement
3. Circulaire n° 77 - 266 du 2 août 1977, L'École maternelle, signée par René Haby
Épisodes suivants :
Pour en savoir plus sur l'histoire de l'enseignement de l'écriture :
aricle de sos écriture sur l'histoire de l'enseignement de l'écriture
Pour en savoir plus sur la rééducation de l'écriture :
association des rééducateurs indépendants
Formations pour enseignants :
formations écriture pour enseignants