Le MondeDébut septembre, le journal Le Monde publiait une chronique de Gilles Dowek, répondant à la loi interdisant (ou plutôt règlementant) l'usage du téléphone portable dans les établissements scolaires. J'ai adressé au journal une lettre de réaction, qui a été publiée sur le blog Le Monde des lecteurs. Je viens de prendre connaissance des réponses qui m'ont été adressées par Gilles Dowek, mais aussi par Michèle Mazeau, et qui ont à leur tour été publiées par Le Monde des lecteurs. Pour une plus grande lisibilité du débat, je regroupe ici, en mettant les épisodes les plus récents en haut, les réponses des uns aux autres.

Il est à noter que, contrairement à ce que dit M. Dowek dans l'épisode 5, il n'a jamais été question d'interdire les ordinateurs à l'école.

 

Épisode 7 : le débat continue...

L'interdiction des smartphones à l'école et au collège dépasse de très loin la question de l'écriture via un écran : elle permet de limiter les problèmes de vie scolaire vols, connexion pendant les cours, excitation et harcèlement via les réseaux sociaux, porno en 4G dans la cour ; elle contribue à la réduction du temps écrans (enquête HSBC : près de 9 h par jour pour les collégiens de 3eme) et à libérer du temps pour la lecture et les devoirs. Le retour en REP+ sur Paris : les élèves jouent le jeu, ils se remettent à se parler dans la cour, ils ne cherchent pas à sortir le smartphone après avoir franchi la grille du collège le soir. C'est le même bénéfice que l'interdiction de fumer au travail !!!

Anne Lefebvre Présidente d'ALERTE Association pour l'éducation à la réduction du temps écran

 

Ce que je lis est consternant et complètement aberrant. On ne peut pas comparer l'interdiction de l'usage du téléphone portable au collège avec l'interdiction du crayon ! Un crayon sera toujours utile. Le téléphone portable on a réussi à vivre sans pendant des années. On y est trop accro maintenant. L'écriture date de - 3000 ans et heureusement qu'elle a été inventée car sinon on n'aurait pas toutes ces traces du passé que l'on a. La tradition orale ne suffit pas à conserver les traces du passé.
De plus, je trouve qu'on est trop accro au numérique. Et on rend les enfants accro pas seulement avec les jeux. Au collège tout passe par Liberscol que l'on peut avoir sur internet et sur application smartphone. Mon fils note peu ses devoirs car il sait qu'il va les avoir sur Liberscol. Du coup il écrit moins. Je ne vois pas cela d'un
bon œil.
Le numérique c'est bien mais à dose mesurée. Le jour où ça tombe en panne on est bien content d'avoir un crayon!!!! et de SAVOIR s'en servir!!!!!

Magalie Dumontet, professeur des écoles

 

Lorsqu'on fait des mathématiques, ou plus généralement que l'on cherche, que l'on tâtonne, que l'on pense, il faut être libre. Il faut se libérer du maximum de contraintes et il faut se libérer de tous les filtres entre notre esprit et l'objet de la réflexion.

Il faut donc pouvoir griffonner, raturer, faire des schémas,  des dessins, il faut pouvoir laisser libre cours à sa réflexion. L'usage d'un ordinateur,  d'une tablette ou que sais-je est contraire à tout cela; en tout cas il ne le facilite pas voire le contrecarre.

Il est donc impensable une seule seconde pour des gens sérieux d'envisager de se passer d'écriture manuscrite.

Julien Giacomoni, professeur agrégé de mathématiques

 

Épisode 6 : ma réponse à Gilles Dowek et à Michèle Mazeau

Je viens de prendre connaissance des réponses à ma lettre sur le blog Le Monde des lecteurs. En effet, abonnée au journal (vous savez, celui en papier), je le lis quotidiennement et n'ai pas eu l'idée d'aller lire les publications sur internet, qui sont dans un lieu virtuel totalement indépendant du journal. Vous me pardonnerez donc la lenteur de ma réaction.

M. Dowek enseigne aux plus hauts niveaux de l'Université, à des étudiants brillants qui ont déjà toutes les bases. Mme Mazeau est médecin, spécialiste reconnue des dyspraxies. Je suis graphopédagogue, spécialiste donc de l'enseignement de l'écriture manuscrite, après avoir enseigné à l'école primaire pendant 19 ans.

 

Les trois points soulevés par Gilles Dowek

M. Dowek (vous me pardonnerez de ne pas être habituée, malgré plusieurs séjours aux États-Unis, à appeler des inconnus par leurs prénoms - et puis, il faut bien que j'assume l'image totalement ringarde que manifestement je suis en train de me créer) me dit que sa vision de l'éducation n'est pas purement utilitariste. Cette fois, je fais bien attention à chaque mot qu'il emploie, puisqu'il me reproche de ne pas avoir lu assez attentivement son article. Je note donc que sa vision n'est pas « purement » utilitariste, mais juste « essentiellement » ou « principalement » utilitariste, puisque selon lui, c'est effectivement l'une des missions de l'École que de donner un métier aux élèves. Je continue à m'inscrire en faux contre cette vision. M. Dowek n'a certainement jamais enseigné à l'école primaire ni au collège, sinon il saurait que cette école n'a aucunement pour but l'employabilité de ses élèves, mais bien leur instruction, l'acquisition d'une culture commune, ce que l'Éducation nationale appelle dans son jargon un « socle commun de connaissances, de compétences et de culture ». S'il s'agissait seulement de donner des outils utilisables dans la vie professionnelle et personnelle, il faudrait apprendre aux élèves un métier dès leur plus jeune âge et rétablir d'urgence les cours d'économie ménagère, bien plus utiles dans la vie que la littérature.

Si je considère que la proposition d'interdire les stylos est totalitaire, c'est bien parce qu'elle priverait les élèves de tout choix. Je suppose que M. Dowek, qui a un an de moins que moi d'après Wikipédia, n'a pas appris à utiliser une tablette, un ordinateur ni un smartphone à l'école. Il est néanmoins devenu un expert en outils informatiques. Il semble donc que l'éducation qu'il a reçue lui a permis de s'adapter aux nouveaux outils sans difficulté. Le contraire ne serait pas vrai. Évidemment, nous n'avons pas encore de génération d'enfants auxquels on n'a pas du tout appris à écrire à la main pour pouvoir prouver la catastrophe cognitive que cela représenterait, mais la suppression de l'écriture cursive dans certains États américains, il y a moins de 5 ans, commence déjà à montrer de mauvais résultats et à faire débat. Lire par exemple cet article du Washington Post. Évitons de jouer aux apprentis sorciers en prenant des décisions dont les conséquences sont littéralement incalculables.

En ce qui concerne les bienfaits de la calligraphie, j'ai en fait bien lu l'article. M. Dowek estime qu'ils sont d'ordre nerveux et musculaires. Or, si on lit bien ce que j'ai écrit, je ne parle nullement de la calligraphie, qui est un art, mais bien de l'écriture manuscrite, qui est un moyen d'expression. Le but de la calligraphie est esthétique. Le but de l'écriture manuscrite ne l'est nullement - même si, bien sûr, une belle écriture est agréable à lire. Ce qui est en jeu dans l'écriture manuelle, ce n'est pas le développement du système nerveux ni des muscles des doigts, mais bien l'automatisation d'un geste lié au sens, qui spécialise certaines zones du cerveau et permet de créer un lien entre la pensée et le geste des doigts. L'écriture manuscrite a un rôle intellectuel, qu'on ne peut choisir délibérément d'ignorer.

La question de la plume d'oie

J'en viens maintenant à la question des outils, répondant par là même également à Mme Mazeau. L'un et l'autre me parlent de calame, de plume d'oie, de plume Sergent-Major, de craie, etc., avec l'idée que ces objets sont fondamentalement différents du stylo à bille. En fait, tous ces outils scripteurs sont parfaitement utilisables, après quelques moments d'adaptation, par quiconque sait écrire à la main. Bien sûr, si vous me donnez une plume d'oie et de l'encre, je ferai des pâtés dans un premier temps. Mais ma plasticité cérébrale me permettra bien rapidement d'adapter le geste que j'ai appris enfant - le geste cursif - à ce medium, nouveau pour moi. Quel que soit l'outil - plume, bille, calame, roller, craie... - c'est toujours la main qui écrit.

En ajoutant, mêlé aux autres, le clavier dans la liste de ces outils, on fait un véritable contresens. Considérer un geste d'adressage - appuyer avec un doigt sur telle ou telle lettre - comme un geste inscripteur - tracer cette même lettre - est absurde. Il ne s'agit pas du tout de la même activité cérébrale. D'ailleurs, l'apprentissage de la frappe efficace au clavier - à dix doigts - ne découle en rien de la connaissance de l'écriture manuscrite et doit être menée totalement à part. Notez bien que l'apprentissage de l'écriture au clavier fait partie des programmes de l'Éducation nationale depuis un moment déjà.

Je vois avec effroi que Mme Mazeau va encore plus loin, en parlant d'écrire « en dictée vocale ». Il s'agit là d'une activité cérébrale tout à fait différente ! Comment parler à ce moment d'écriture ? Non, on n'écrit pas quand on dicte, pas plus qu'on ne lit quand on regarde un film. 

Les ayatollahs et les « autres »

Il n'est bien évidemment pas très agréable de se faire traiter d'ayatollah, avec puis sans guillemets, surtout par quelqu'un d'aussi qualifié que Mme Mazeau, avec qui j'ai eu des échanges très intéressants et très cordiaux (par mél, pas par pigeon voyageur) il y a quelques années. Mais surtout, la définition du terme ayatollah, tel qu'il est utilisé chez nous, est « personne exerçant un pouvoir rigide et tyrannique ». Ce que je défends est tout le contraire de l'exercice d'un pouvoir rigide et tyrannique.

Ma vision - sans doute utopiste - de l'éducation est à mille milles de toute tyrannie. Bien au contraire, j'ai toujours fait le pari que mes élèves ne deviendraient jamais « des gens qui, de toutes façons n'auraient jamais lu [Les Misérables ou N'habite pas à l'adresse indiquée] ». Pour moi, le pari de l'école républicaine, c'est qu'ils deviennent ceux qu'elle appelle « les autres », capables de lire Philip Roth ou Edgar Morin, ou encore l'Iliade et l'Odyssée.

Ma grande fierté, durant toutes les années où j'ai enseigné en zone d'éducation prioritaire, était de faire découvrir à mes élèves, outre la lecture et l'écriture manuelle, les grands textes de patrimoine. Alors, oui, j'ai fait lire des extraits de La chèvre de monsieur Seguin à mes CP, l'intégralité de Pinocchio à mes CE2 et de La Belle et la Bête à mes CM2. Et j'en suis fière. Je n'accepte pas plus l'idée que certains n'ont droit qu'à la télé et pas aux livres que celle que certains n'ont droit qu'aux smartphones et pas au stylo.

 

Les risques liés aux écrans

A propos des controverses « stériles » sur les risques liés aux écrans, il me semble qu'un consensus est tout de même en train de se dégager. Aujourd'hui même, la ministre de la Santé vient de rappeler dans Sciences et avenir la dangerosité des écrans pour les moins de 3 ans. La question de l'âge et de la protection des tout-petits est donc tout de même importante. Il me semble aussi que la dépendance aux écrans est un enjeu majeur de santé publique, contrairement à la dépendance aux livres ou aux stylos.

 

Laurence Pierson

réponse envoyée au Monde le 21.10.18

 

 

Épisode 5 : la réponse de Gilles Dowek à Michèle Mazeau

Chère Michèle,

Tout à fait d'accord pour enseigner les deux techniques d'écriture. C'est ce que je proposais dans ma chronique initiale, dont le huitième paragraphe est entièrement consacré aux vertus de l'écriture au stylo. Mais ce débat a lieu parce qu'une loi a été votée le 7 juin dernier, pour interdire les téléphones, les tablettes et les ordinateurs à l'École. Et c'est cette loi, et non une autre, que nous devons aujourd'hui dénoncer, en mettant en évidence son caractère absurde.

 

Gilles Dowek

Réponse au bas de l'article de Mme Mazeau

 

 

Épisode 4 : la réponse de Michèle Mazeau parue dans le blog Le Monde des lecteurs

Education « Le combat du stylo et de l’écran » (III)

Moocs cahier ordinateur campus

Ces 2 « ayatollahs » [Laurence Pierson Education : le combat du stylo et de l’écran, et Gilles Dowek, Education : le combat du stylo et de l’écran (II) NDLR ] méconnaissent les capacités d’adaptation de notre cerveau… On a dit la même chose, depuis toujours, à chaque « nouveauté » inventée par les humains.  L’imprimerie allait répandre les livres et… tuer la mémoire (et c’est vrai, on ne mémorise pas les mêmes choses que dans l’antiquité, mais on ni plus ou moins de mémoire que les anciens : on a - depuis sapiens sapiens - une mémoire qui s’adapte à nos besoins !) - Ensuite, la télévision allait tuer le livre et la littérature (au contraire, cela a donné accès aux « Misérables » ou à « N’habite pas à l’adresse indiquée » à des gens qui, de toute façon, ne les auraient jamais lus.

Quant aux autres, ils continuent de lire Philippe Roth ou Edgar Morin, et ce sont les mêmes que ceux qui lisaient l’Iliade et l’Odyssée…). Maintenant, les claviers et les écrans vont tuer « le lien entre la main et le cerveau » (!). Bien sûr, puisqu’on écrit (beaucoup et régulièrement) à la main, notre cerveau lie fortement les deux activités. Mais si on écrit depuis toujours au clavier, le cerveau relie la pensée d’écrire à la place des lettres sur le clavier et aux doigts qui sont utilisés. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les uns ne peuvent écrire qu’à la main (leur cerveau a été ainsi configuré de façon stable et peu souple), alors que d’autres peuvent faire les deux (ils s’adaptent !) et que d’autres encore (qui seront de plus en plus nombreux probablement à l’avenir) n’écriront qu’au clavier (ou en dictée vocale).
Notre cerveau n’est pas configuré de façon figée, une fois pour toutes (et encore moins pour l’écriture que pour d’autres tâches, car lire et écrire ne font pas partie du patrimoine génétique que nous a concocté l’Évolution). Il se reconfigure (dans une certaine mesure, et d’autant plus qu’on est plus jeune, mais plus ou moins à tout âge) selon nos habitudes et notre environnement : cela s’appelle l’adaptation (à son environnement, à sa culture, à son milieu et aux possibilités qu’il offre ou non).
Enfin, comme tous les outils (naturels ou inventés/fabriqués depuis des millénaires par les humains), aucun n’est génial ou mauvais, utile ou dangereux. Ils sont ce que les humains en font, comment ils les utilisent et avec quelles intentions, qu’il s’agisse d’un couteau (nourrir sa famille ou tuer son voisin), de l’atome (la bombe ou la radiothérapie) ou des écrans. Car c’est l’intention (d’écrire, de penser, d’argumenter, de convaincre, de faire de la poésie,…) qui donne sens à l’utilisation de l’outil (du calame, du stylo, du clavier) et non l’inverse.
Toutes ces controverses stériles « pour ou contre les écrans » (et à partir de quel âge, etc. !), « pour ou contre » écrire avec un calame, une craie, un clavier ou un stylo (de mon temps déjà, on stigmatisait l’écriture au stylo-bille : seul la plume d’un stylo-encre pouvait produire un véritable texte !), sont ridicules et ne traduisent que l’étroitesse d’esprit de leurs auteurs, accrochés chacun à leurs habitudes qui sont « les seules bonnes », ne doivent pas changer (ils emploient pour cela des arguments d’autorité, pseudo-scientifiques, faisant référence aux neurosciences et au fonctionnement cérébral, mais à contresens !) et ils estiment que cela doit s’imposer à tous. De vrais ayatollahs, non ? Au plaisir, toujours renouvelé, de lire et de réfléchir grâce à vos articles - et à celui d’y répondre par mail (et non par relais de Poste…)

 

Michèle Mazeau, Médecin de rééducation (neuropsychologie infantile)

Le Monde des lecteurs, 2.10.18

 

 

Épisode 3 : la réponse de Gilles Dowek parue dans le blog Le Monde des lecteurs

 

Education : le combat du stylo et de l’écran (II)

ordinateur campus

Chère Laurence,

Merci pour votre réponse à ma chronique parue dans Le Monde du 5 septembre. Merci surtout d’avoir pris le temps d’argumenter chacun des points que vous avancez, cela contraste avec la plupart des commentaires, publics et privés, que j’ai reçus.

Toutefois, la réponse aux trois objections que vous avancez se trouve déjà dans ma chronique. Comme vous le savez, dans un texte, chaque mot compte et il ne faut omettre d’en lire aucun.

Première objection : ma vision de l’éducation serait purement utilitariste et l’École ne viserait, selon moi, qu’à donner un métier aux élèves. Même si je pense que donner un métier aux élèves est l’une des missions de l’École, je ne prétends nullement que c’est la seule, et je n’oppose, dans aucun de mes écrits, les visions utilitariste et émancipatrice de l’École. L’École a plusieurs missions et c’est très bien ainsi. Pour préciser ma pensée et répondre, par anticipation, à cette objection, j’écris (paragraphe 4) « les compétences dont ils auront besoin dans leur vie professionnelle et personnelle. » Il ne fallait pas omettre de lire ce second adjectif et, pour celles et ceux qui l’auraient omis, je me répète (paragraphe 9) en assignant à l’École le rôle d’apprendre aux élèves à « organiser leurs idées » et à « communiquer avec leurs camarades ».

Deuxième objection : ma vision de l’éducation serait totalitaire, puisque je propose une loi qui s’appliquerait à toutes et tous, faisant fi du choix personnel de chaque élève. Mon propos était précisément de dénoncer le caractère total de la loi qui interdit les téléphones, les tablettes et les ordinateurs à tous les élèves des écoles et des collèges et, pour mettre ce caractère total en évidence, je me suis contenté de substituer un interdit par un autre. Ici encore, il fallait lire chaque mot du texte : (paragraphe 5) « Si les députés tenaient absolument à voter une loi, ils auraient pu… » sans omettre l’adjectif « absolument ».

Troisième objection : je serais ignorant des avancées de mes collègues des neurosciences sur les liens entre le cerveau et la main. Ici encore, j’écris (paragraphe 8) « La calligraphie contribue, par exemple, à développer les systèmes nerveux et musculaire de la main, comme nulle autre activité. » Le choix de l’adjectif « nerveux » placé avant « musculaire » rappelait les bienfaits de la calligraphie sur le développement du système nerveux, que je ne pense pas, dans cette chronique, négliger.

Sur la seconde partie de votre texte, mois liée au mien, et où vous défendez la loi du 7 juin 2018, que vous jugez toutefois insuffisante, je me bornerai à poser une question sur la supposée assuétude au numérique que vous mentionnez. J’évoque, dans ma chronique, quelques étapes de l’évolution des techniques individuelles d’écriture depuis le XVIIIe siècle : la plume d’oie, la plume Sergent-Major, le stylo-plume, la machine à écrire, le logiciel de traitement de texte. Ne pourrait-on pas parler, de même, d’assuétude à la plume Sergent-Major, dès lors que nous ne savons plus écrire avec une plume d’oie et que nous devenons dépendants de la plume Sergent-Major, ou d’assuétude au stylo, dès que nous ne savons plus écrire à la plume Sergent-Major ?

Chacune et chacun d’entre nous pourra répondre par elle-même.

 

Gilles Dowek

Le Monde des lecteurs, 25 septembre 2018

 

 

Épisode 2 : ma lettre parue dans le blog Le Monde des lecteurs

 

Education : le combat du stylo et de l’écran

Composition : Ordinateur et tasse

Ancienne enseignante, ayant appris à écrire et à lire à des dizaines d’enfants au cours de ma carrière, devenue grapho-pédagogue, c’est-à-dire spécialiste de l’enseignement et de la rééducation de l’écriture manuscrite, je souhaite réagir à la chronique de Gilles Dowek Je suppose que le propos de M. Dowek sur l’interdiction des stylos à l’école se voulait ironique. Son mépris affiché des « objets techniques sophistiqués » que sont les crayons, les stylos, les cartouches d’encre et les correcteurs est sans doute une forme d’humour.

Sa chronique, cependant, me semble pour le moins inquiétante. En effet, elle se base sur le présupposé que le but ultime de l’éducation est de préparer les élèves à leur future vie professionnelle. Ainsi, M. Dowek ne justifie l’intérêt de développer l’habileté manuelle des enfants que parce qu’elle est « encore utile dans quelques métiers – tel celui de violoniste ». Cette vision utilitariste de l’éducation s’oppose frontalement à une vision émancipatrice, visant à transmettre aux enfants les connaissances qui leur permettront ensuite de se construire leur propre pensée et leur propre vision du monde. Non, le but ultime de l’école n’est pas de produire des employés efficaces mais bien des citoyens éclairés. Laissons à la formation professionnelle ultérieure le soin de leur apprendre le métier qu’ils auront choisi.

Je suis par ailleurs horrifiée par la vision totalitaire que cet article a de l’enseignement. M. Dowek affirme que nous « devons » nous représenter une personne en train d’écrire comme étant forcément devant un objet électronique. Il semble faire peu de cas des auteurs qui choisissent délibérément d’écrire à la main, pour conserver le lien précieux entre le cerveau et la main, pour être guidés par leur geste et portés par la linéarité de l’écriture qui se déroule. Je connais une écrivaine qui tient à conserver ses carnets, pour garder trace du cheminement de sa pensée, des ajouts, ratures, renvois… C’est un choix personnel, qu’elle peut faire parce que l’école de la République a pris la peine de lui apprendre à écrire à la main et ne lui a pas imposé la dépendance aux machines.

Le lien entre le cerveau et la main est prouvé

Je suis aussi stupéfaite de l’ignorance totale de ce chercheur des avancées de ses collègues en neurosciences. Le lien entre le cerveau et la main est maintenant parfaitement prouvé et Jean-Luc Velay, chercheur en neurosciences au CNRS, l’explique fort bien : « Quand il regarde une lettre, le lecteur ne fait pas seulement appel à sa mémoire visuelle, il utilise aussi sa mémoire motrice : les mouvements de l’écriture sont en quelque sorte simulés mentalement pendant la lecture. »

En tant que spécialiste de l’écriture manuscrite, je le constate tous les jours : je vois défiler dans mon cabinet enfants, adolescents et adultes qui souffrent d’une difficulté à s’exprimer par écrit, souvent parce que l’apprentissage de l’écriture qu’ils ont reçu a été insuffisamment approfondi. En effet, Marieke Longcamp et Yannick Wamain (laboratoire de neurosciences cognitives du CNRS et Université de Toulouse III) ont remarqué que « Certains groupes neuronaux, initialement impliqués dans les transformations visuomotrices et la programmation des mouvements de la main, se spécialisent dans l’écriture sous l’impulsion d’un apprentissage précoce, long et intensif. » A contrario, si l’apprentissage est insuffisamment précoce, long ou intensif, l’automatisation se fait mal et la personne peine à exprimer sa pensée par écrit. Les bulletins scolaires se remplissent alors de commentaires du style « Brillant à l’oral, mais a des grosses difficultés lors du passage à l’écrit ».

Le geste d’adressage que nous effectuons en tapant sur la touche d’un clavier n’a pas du tout les mêmes répercussions, au niveau de notre cerveau, que le tracé des lettres et des mots. Il n’est que de voir le nombre de fautes de frappe que l’on fait et corrige à chaque instant et que l’on ne commet pas à la main. Si l’on hésite sur une orthographe, on a souvent tendance à prendre un stylo et écrire le mot : nos doigts, eux, savent le tracer alors que notre cerveau conscient l’a oublié.

L’école, un lieu protégé

Les enseignants, lorsque je les forme sur l’enseignement de l’écriture manuscrite, se plaignent de plus en plus des énormes difficultés d’attention et de concentration que manifestent leurs élèves. L’excitation rétinienne due aux écrans semble très largement en cause dans ce phénomène – sans compter, bien entendu, l’addiction au numérique qui produit, chez certains enfants, des symptômes qui ont pu être confondus avec ceux de l’autisme.

L’école se devrait d’être un lieu protégé, où les enfants ont l’occasion de faire les expériences sensorielles et motrices leur permettant de construire leur rapport au monde. On voit arriver dans les maternelles des petits enfants n’ayant jamais eu de crayons de couleur pour dessiner, et cliquant sur les objets réels en les prenant pour des objets virtuels. Cette tendance est plus qu’inquiétante. Il est du devoir absolu de l’école de donner aux jeunes enfants l’occasion de vivre quelques heures par jour dans un monde protégé des écrans, qui devraient être entièrement interdits à la maternelle et utilisés raisonnablement, à partir de l’école élémentaire, en fonction des besoins pédagogiques définis par les enseignants.

La loi sur « l’interdiction du portable à l’école », qui de fait l’autorise plus qu’elle ne l’interdit, comme l’expliquait très bien Loys Bonod dans vos colonnes le 25 août, est très insuffisante. Mais elle a au moins le mérite de poser la question de l’invasion de nos vies par le numérique et de tenter d’ériger quelques frêles barrières en milieu scolaire.

Le mépris et l’ironie dont fait preuve M. Dowek en imaginant de soumettre 100 % les élèves au règne du tout numérique et de les priver de la capacité de s’exprimer par écrit avec leur propre main m’attristent profondément. Je continuerai pour ma part à militer pour une école émancipatrice, qui vise à développer les capacités de nos élèves et à leur transmettre le savoir que nous avons nous-mêmes reçu en héritage.

 

Laurence Pierson

Le Monde des lecteurs, 24.9.18

 

 

Épisode 1 : l'article de Gilles Dowek paru dans Le Monde

Interdisons aussi les stylos dans les écoles et collèges

 

Si votre métier consiste à écrire des articles, des rapports, des courriers, des ­romans, des comptes rendus de réunion, des bons de commande, des poèmes, des scénarios, des factures, des chroniques, des feuilles d’exercice, des lois… vous pouvez comparer le nombre de signes que, en une année, vous avez écrits avec un stylo et avec un logiciel de traitement de texte.

Une telle comparaison attire notre ­attention sur une transformation profonde de nos techniques d’écriture : quand nous imaginons, aujourd’hui, une personne en train d’écrire, nous devons nous la représenter assise à un ­bureau sur lequel sont posés un écran et un clavier, allongée sur un canapé, un ordinateur portable sur les genoux, au café, penchée vers l’écran d’une tablette… et non, comme le Voltaire des ­anciens billets de 10 francs, avec une plume d’oie à la main.

Il existe cependant une exception. Les écoliers, les collégiens et les lycéens écrivent toujours avec un stylo sur une feuille de papier quadrillée, et leurs trousses ­contiennent, pour cela, des objets techniques sophistiqués : cartouches d’encre, stylos correcteurs au bisulfite de sodium, flacons de correcteur liquide… dont ceux qui ne sont ni élèves, ni enseignants, ni parents, ne soupçonnent qu’ils existent encore.

Exception fâcheuse

Pourquoi cette exception est-elle fâcheuse ? Parce que les compétences nécessaires pour écrire un texte avec un logiciel de traitement de texte et avec un stylo sont différentes et parce que, en enseignant aux élèves à écrire avec un stylo plutôt qu’avec un ­logiciel de traitement de texte, nous ne leur enseignons pas les compétences dont ils auront ­besoin dans leur vie professionnelle et personnelle. Pour y remédier, les enseignants devraient encourager leurs élèves à écrire plus avec un logiciel de traitement de texte et moins avec un stylo.

Si les députés tenaient absolument à voter une loi, ils auraient pu apporter leur pierre à cette nécessaire transformation de l’école en déclarant l’utilisation, par un élève, d’un stylo ou de tout autre équipement encreur interdite dans les écoles maternelles, les écoles élémentaires et les collèges, précisant qu’un membre de l’équipe de direction ou un personnel enseignant pouvait confisquer le stylo ou tout autre équipement encreur de l’élève, si celui-ci en fait usage en méconnaissance de l’article précédent.

Au lieu de cela, le 7 juin, ils ont sorti leur plus belle plume Sergent-Major de leur plumier de bois et, par un texte magnifiquement calligraphié en pleins et en déliés, ils ont interdit l’utilisation par un élève d’un téléphone ­mobile ou de tout autre équipement terminal de communications électroniques – une ­tablette ou un ordinateur portable – dans les écoles maternelles, les écoles élémentaires et les collèges.

Plume d’oie

Cette loi comporte heureusement des exceptions, qui permettent de la contourner entièrement : elle ne s’applique ni aux enseignants – qui pourront ainsi laisser leur Underwood au grenier et écrire leurs feuilles d’exercices avec un logiciel de traitement de texte – ni aux élèves handicapés ; elle permet aux directeurs d’autoriser ces diaboliques équipements dans le règlement intérieur de leur établissement ; elle autorise leur utilisation pour des usages pédagogiques.

De même, une loi qui interdirait les stylos devrait certainement prévoir des exceptions. La calligraphie contribue, par exemple, à ­développer les systèmes nerveux et musculaire de la main, comme nulle autre activité. Cette habileté manuelle étant encore utile dans quelques métiers – tel celui de ­violoniste –, les programmes ­scolaires pourraient prévoir quelques activités d’écriture à la plume d’oie ou au stylo-bille, dans le but de la développer.

Mais l’essentiel est ailleurs : nous devons enseigner aux élèves à organiser leurs idées et à communiquer avec leurs camarades, en utilisant les objets techniques que nous utilisons nous-mêmes à ces fins.

 

Gilles Dowek,

Le Monde, 5.9.18

 

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