Depuis quelques années, l'enseignement de la lecture, bénéficiant de l'apport des neurosciences, a pris le virage tant attendu du déchiffrage systématique, abandonnant presque totalement les méthodes reposant sur la reconnaissance globale des mots. C'est une excellente chose et les enfants savent maintenant déchiffrer. Dans un deuxième temps, la notion de fluence a émergé : une certaine rapidité de lecture est effectivement indispensable. Je renvoie pour ce thème à l'excellent ouvrage de Leni Cassagnettes. J'appelle maintenant de mes vœux la survenue d'une troisième étape, tout aussi indispensable que les deux précédentes : celle de la lecture expressive à voix haute, gage de compréhension réelle. Pour ce faire, les textes de théâtre jeunesse me semblent particulièrement adaptés.
Lire, ce n'est pas faire du bruit avec sa bouche
Il y a quelques années - et depuis deux générations - la mode était à l'initiation à la lecture à partir d'albums de jeunesse. Chaque jour, les élèves découvraient une phrase et étaient censés, tels de petits Champollion, comprendre le code mystérieux qui avait permis de l'écrire. Par ailleurs, des cours de phonologie étaient dispensés, mais ils étaient pas ou peu utilisée pour la lecture de textes. Les enfants, le soir, à la maison, "lisaient" leur phrase du jour avec les yeux au plafond. De fait, ils la récitaient.
C'était l'époque de la lecture-devinette.
Depuis cinq ans, les instructions ministérielles ont fait opérer aux enseignants un virage à 180°, avec la publication du "guide orange" qui insiste sur le départ alphabétique de l'apprentissage. Les enfants apprennent maintenant à déchiffrer les sons.
Au bout de deux ou trois ans, comme ils ânonnaient lentement les syllabes, on a demandé aux enseignants de leur apprendre à lire vite, souvent en les chronométrant. Le terme de "fluence", malheureusement mal compris et réduit à être un synonyme de "rapidité", est apparu dans toutes les publications pédagogiques. Maintenant, les enfants regardent ce qu'ils lisent et le débitent à toute vitesse, pour améliorer leur score (quand ils ne sont pas tétanisés par le chrono).
C'est l'époque de la lecture-mitraillette.
Á l'époque de la lecture-devinette, les manuels d'apprentissage de la lecture rivalisaient de beaux textes et de belles mises en page, cherchant à attirer l'enfant vers les livres avec des textes intéressants, des héros attachants, des illustrations de qualité. Chaque texte était vu et revu, jusqu'à le connaître par cœur.
Á l'époque de la lecture-mitraillette, les manuels préconisés sont des assemblages de textes plats, qu'on dirait écrits par une intelligence artificielle, reprenant les sons étudiés. Chaque texte n'est lu qu'une fois et une seule et on passe au suivant sans remords, puisque de toute manière ça ne raconte rien d'intéressant. Et les illustrations ont souvent perdu en qualité.
J'appelle de mes vœux une troisième époque dans l'enseignement de la lecture : celle de la lecture expressive à voix haute. Si je veux qu'elle rime avec les précédentes, je l'appellerai la lecture-comprenette.
De beaux textes à se mettre en bouche
La lecture à voix haute permet de forger progressivement sa voix intérieure - celle que chacun d'entre nous entend dans sa tête lorsqu'il pratique la lecture silencieuse. Cet apprentissage est un processus long, qui dure au moins tout le temps de l'école primaire. Il est donc contre-productif de demander aux enfants de "lire dans leur tête" trop tôt et il vaut bien mieux leur conseiller de murmurer ce qu'ils lisent, pour pouvoir s'entendre.
Á terme, bien sûr, la lecture adulte se fera grâce à ce que les scientifiques appellent la "voie directe", c'est-à-dire la reconnaissance instantanée de chaque mot, même long, et l'accès immédiat à son sens. Mais cette "voie directe" ne peut se construire que par l'automatisation de la "voie indirecte", c'est-à-dire le déchiffrage à voix haute et l'écoute simultanée permettant d'accéder au sens du mot. "Lire, c'est comprendre" a-t-on souvent entendu. Je complèterais la formule ainsi : "Lire, c'est entendre pour comprendre".
Chaque élève doit ainsi être incité à s'écouter lire, et à reformuler après avoir lu pour bien se créer une image mentale.
La motivation est un ressort essentiel de l'apprentissage. Au début, la découverte du pouvoir extraordinaire de savoir ce qui est écrit peut suffire à motiver un enfant à lire. On voit ainsi des apprentis-lecteurs déchiffrer soigneusement les graffitis du métro ou les programmes de la machine à laver, juste pour le plaisir de lire ! Mais, très vite, il faut nourrir cette envie en donnant des textes intéressants, riches de sens, suffisamment motivants pour encourager l'enfant à faire l'effort du déchiffrage. Lire seul en s'écoutant peut être moins motivant que de lire à plusieurs voix.
Les dialogues, bien entendu, se prêtent particulièrement à la lecture oralisée. Mais pour de jeunes lecteurs, il peut être difficile d'anticiper les incises qui précisent qui parle et comment. Prenons la phrase :
"Quelle horreur ! Tu as mis de la peinture partout ! murmura Hector. Qu'est-ce qu'on va faire ?"
Si je commence à la lire sans que mes yeux soient allés assez loin dans l'anticipation, je risque de la lire en forçant la voix, du fait du texte et du point d'exclamation. Et je ne sais pas qui parle. Il me faut donc faire un travail d'aller-retour pour connaître le personnage que je dois incarner et adapter le volume de ma voix. Par ailleurs, l'incise "murmura Hector" doit être lue sur un autre ton, avec la voix neutre d'un narrateur.
Si maintenant cette phrase est présentée comme un texte de théâtre, on aura :
HECTOR (en murmurant) - Quelle horreur ! Tu as mis de la peinture partout ! Qu'est-ce qu'on va faire ?
Avec cette présentation, on sait d'emblée qui doit parler et comment. La didascalie - indiquant qu'il faut murmurer - n'a pas besoin d'être lue, puisqu'elle ne fait pas partie du dialogue.
Avec un groupe d'élèves, on peut distribuer les rôles et inciter chacun à interpréter son personnage en lui prêtant une voix qui lui est propre. Le rôle de l'ogre sera lu avec une grosse voix grave, celui de la petite souris avec une petite voix pointue ! La lecture pourra être reprise plusieurs fois jusqu'à ce que le rythme de diction soit satisfaisant. Si on souhaite désigner un narrateur, il lira les indications scéniques avec une voix neutre pour qu'on comprenne bien le récit. Par exemple : Hector et Lili se glissent sans bruit dans la pièce en travaux pendant que les parents dorment, mais Lili trébuche sur un pot de peinture ouvert.
Il est également intéressant de proposer à plusieurs groupes d'élèves de reprendre le même dialogue avec des interprétations différentes. Dans une version, par exemple, Hector murmurera sa phrase à toute vitesse tandis que dans l'autre il la dira très lentement, en détachant chaque mot avec emphase. Les élèves qui ne participent pas directement à la lecture peuvent donner leur avis sur la mise en voix : quelle interprétation leur semble la plus juste ? Peuvent-ils en proposer une troisième ?
Avec la technologie dont nous disposons, il est facile d'enregistrer le dialogue pour le réécouter ensuite en vue de l'améliorer. Les élèves sont très surpris d'entendre leur propre voix et se rendent mieux compte du ton qu'ils emploient en l'écoutant de manière décalée. Ils peuvent ensuite grandement améliorer leur lecture et s'auto-valider ensuite en s'écoutant à nouveau.
Une mise en espace est également possible, mais elle ne doit pas être vue comme obligatoire : le travail de lecture est suffisamment riche en lui-même. Il serait dommage de se priver de lecture théâtrale au motif qu'on n'a pas le temps, l'envie ou les moyens de se lancer dans une véritable mise en scène !
Les éditions Goutte d'encre
Comment trouver des textes de théâtre destinés directement aux élèves ?
Muriel Guitton, qui est ma co-autrice de Permis de lire, a constaté, en cherchant pour sa classe des textes diretement accessibles à de jeunes lecteurs, qu'aucun format n'était directement destiné au premier chef à la lecture par les enfants. Bien entendu, il existe d'excellentes maisons d'édition théâtrales pour la jeunesse, mais leurs ouvrages sont surtout destinés aux compagnies qui montent des spectacles jeune public. Ils ne sont guère illustrés et mis en page à destination des enfants eux-mêmes.
C'est ainsi que Muriel a eu l'idée de créer sa propre maison d'édition, Goutte d'encre. Elle a créé deux collections.
La collection Premier Théâtre est directement destinée aux très jeunes lecteurs, à partir de 6 ou 7 ans. J'ai eu le plaisir d'écrire un des deux premiers textes publiés dans cette collection, Le Prince à moustaches. Adaptation libre et moderne du conte russe La Princesse grenouille, la pièce met en scène trois petites filles qui cherchent des "amoureux" en lançant des bâtons au hasard. L'un des "amoureux" se révèle être un chat... un peu magique.
Les dialogues sont simples, la police de caractère très lisible, les didascalies sont en gras et non en italique pour faciliter la lecture.
Le texte est illustré au trait par Sophie Borgnet, ce qui est une aide à la lecture importante pour les petits.
Muriel Guitton a écrit la pièce Côté cour, qui met en scène le brave chevalier Childéric parti combattre le dragon et une mystérieuse dame Clotilde. Leur dialogue se poursuit jusqu'à... la sonnerie de la fin de la récré ! Childéric et Clotilde redeviennent alors Éric et Cloé. Leurs voix doivent donc changer puisqu'ils ne jouent plus eux-même un personnage. Cette situation est bien entendu très intéressante en terme de lecture à voix haute.
La collection Thé majuscule propose aux plus grands des textes accessibles à partir de 8 ans. L'Entonnoir joue sur les mots et sur le décalage entre leur sonorité et leur signification. Le dialogue cocasse s'inscrit dans la tradition d'Anouilh et d'Obaldia. Les élèves sont ainsi incités à prêter attention aux mots, qu'ils utilisent habituellement sans y penser, et à les détourner de leur usage habituel.
La deuxième pièce de cette collection, Vers la dormeuse, nous embarque dans l'aventure de deux enfants partis en quête de leur grande sœur endormie depuis trop longtemps. La nuit, à l'heure de tous les sortilèges, ils affrontent courageusement tous les obstacles en traversant la maison pour aller ouvrir la porte interdite. Dans ce texte, deux des personnages sont des enfants, le troisième une rainette, mais on trouve aussi des personnages plus mystérieux, La Nuit et Le Veilleur. Différents essais peuvent être faits avec les enfants pour tenter de trouver la voix qui leur est propre !
Pour aider les enseignants à s'approprier ces textes de théâtre en classe, les éditions Goutte d'encre proposent des livrets pédagogiques à télécharger, qui contiennent de nombreuses pistes d'exploitation en classe. Les différentes modalités de lecture possibles sont détaillées et des pistes sont données pour une éventuelle mise en espace.
Des jeux à imprimer et des exercices classiques de compréhension viennent compléter l'appareillage pédagogique, pour permettre aux enfants de travailler en autonomie en classe.
Vers une lecture expressive à voix haute
La lecture de théâtre est une manière tout à fait efficace d'emmener progressivement les enfants vers la lecture expressive à voix haute de textes, bien au-delà des textes théâtraux eux-mêmes.
Il est plus facile de commencer par lire ce texte :
que de lire un extrait de roman racontant la même histoire à la voix indirecte, par exemple :
Sol se demanda s'il était possible qu'elle dorme encore un an. Il lui semblait totalement insurmontable de devoir passer encore un an à chuchoter.
ou même sous forme de dialogue, comme :
"Mais alors, s'effraya Sol, ça voudrait dire qu'elle va dormir encore un an ? Je ne peux pas passer encore un an à chuchoter."
Si les élèves prennent l'habitude, en travaillant régulièrement sur des textes théâtraux, de moduler leur voix pour la prêter aux différents personnages et de chercher les intentions de ces derniers pour leur donner la bonne tonalité, ils pourront par la suite réinvestir ces compétences de bons lecteurs dans des textes de toute nature.
En effet, ils se rendront vite compte que la lecture soporifique et atonale d'un texte pourtant passionnant sera moins agréable à entendre que la lecture animée et vivante d'un texte médiocre ! Sans la vibration de la voix humaine, le texte théâtral est lettre morte.
Ainsi, la fluence, au lieu d'être réduite à une rapidité de lecture mesurée au chronomètre, sera enfin bien comprise comme une lecture fluide, parfois rapide, parfois lente, suivant les intentions du lecteur, et permettant de vraiment entendre le récit, avec notre oreille ! En anglais, to speak fluently se traduit d'ailleurs par parler couramment, et non par parler rapidement.
C'est de la qualité de cette lecture expressive à voix haute que dépendra, plus tard, la qualité de la lecture silencieuse : au bout de plusieurs années d'entraînement et d'automatisation, le lecteur entendra dans sa tête les voix qu'il prêterait aux personnages s'il lisait tout haut. Il pourra alors "lire en silence", puisque ce silence ne sera qu'extérieur.
C'est ainsi que le travail sur la lecture théâtrale est, à mon sens, l'un des meilleurs moyens de créer de vrais lecteurs, c'est-à-dire des lecteurs qui ont plaisir à découvrir et comprendre un texte avec leurs yeux.
Je tiens donc à remercier Muriel Guitton d'avoir publié ces textes, qui seront, je n'en doute pas, utiles à de nombreuses classes !