Force est de constater que les règles de base de la conjugaison française n’ont pas été assimilées par de nombreux écoliers, collégiens, lycéens, et au-delà. Les élèves avec lesquels je travaille ont des profils et des âges très variés, mais ils ont souvent en commun cette difficulté. Et si j’en crois les témoignages des enseignants de mon entourage, ils ne sont pas les seuls !
La pédagogie de la langue écrite a été pensée sur le modèle de la graphopédagogie 5E. Elle a pour objectif de permettre des progrès concrets en un nombre relativement restreint de séances, avec de l'entraînement à la maison. Or, l’apprentissage de la conjugaison française est un processus long et coûteux, qui s’étale normalement sur plusieurs années. Il faut donc aller à l'essentiel très rapidement.
Dans les programmes actuels, les objectifs de fin de cycle 2 sont les suivants : « mémoriser le présent, l’imparfait, le futur, le passé composé pour les verbes être et avoir, les verbes du 1er groupe, les verbes irréguliers du 3e groupe (faire, aller, dire, venir, pouvoir, voir, vouloir, prendre) » et « distinguer temps simples et temps composés. » À la fin du cycle 3, l’enfant doit « connaître les régularités des marques de temps et de personne », « mémoriser le présent, l’imparfait, le futur, le passé composé, le plus-que-parfait de l’indicatif, le conditionnel présent et l’impératif présent pour être et avoir, les verbes du 1er 2e groupe, les verbes irréguliers du 3e groupe. »
Dans la réalité, on est souvent bien loin du compte. Non que les élèves n’apprennent rien. Par exemple, ils sont généralement capables de me donner les terminaisons les plus courantes pour la deuxième personne du singulier et les trois personnes du pluriel. Cependant, ils manquent de stratégies leur permettant de trancher les cas litigieux et, surtout, ils ne réinvestissent pas leurs connaissances dans le contexte d’un écrit spontané ou d'une dictée.
C’est ce constat qui m’a guidée dans ma pratique. Je tente donc de donner les meilleurs outils possibles pour réussir à conjuguer de manière efficace, en m’appuyant toujours sur quelques principes fondamentaux.
Poser des bases solides à l’oral et à l’écrit
Pour maîtriser une modalité du langage, il faut d’abord y avoir été exposé régulièrement dans des contextes riches et variés. Ce travail commence en maternelle et se poursuit tout au long de la scolarité. Il est donc essentiel de faire découvrir aux élèves des textes utilisant de multiples temps et modes (y compris ceux qu’ils ne doivent pas encore apprendre). Ces textes doivent être proposés à l’écrit, mais aussi, et peut-être surtout, à l’oral. Les élèves doivent entendre et s’entendre employer les mots correctement à de multiples reprises pour se les approprier.
Par exemple, ceux qui ont peu lu ou entendu de textes utilisant le futur ont souvent des difficultés à trouver le futur de verbes simples, car ils sont habitués à entendre et à utiliser la forme du futur proche, aller + infinitif.
Sans ce travail de fond, les apprentissages resteront superficiels, ce qui empêchera tout progrès significatif et durable.
Pour cette raison, je ne commence la conjugaison qu’après avoir évalué le niveau de l’élève en compréhension orale et écrite, pour au besoin travailler sur ces aspects en parallèle (voire en amont, lorsque les lacunes sont trop importantes).
Utiliser systématiquement les verbes en contexte
Nombreux sont les élèves – y compris bons lecteurs – qui peuvent réciter à toute vitesse les terminaisons de l’imparfait, mais écrivent ensuite sans sourciller « ils étés fatiguaient ». Pour éviter ce type d’erreur, s’il est important de leur fournir des outils d’analyse grammaticale leur permettant de distinguer un verbe conjugué d’un infinitif ou d’un participe passé, ou de trouver un sujet dans une phrase, il est tout aussi crucial de ne pas leur faire travailler les conjugaisons à vide. Je demande donc systématiquement aux enfants de créer des phrases à partir des verbes qu’ils s’entraînent à conjuguer, afin qu’ils gardent à l’esprit l’objectif réel de notre travail.
De même, j’associe toujours un travail de rédaction à celui de mémorisation, pour réinvestir immédiatement les compétences acquises. Le fait de rédiger soi-même une phrase rend bien plus actif que de remplir un quelconque texte à trous ! L'écriture manuscrite d'une phrase complète est une aide à la mémorisation.
Insister sur la règle et non sur l’exception
Si ce principe pourrait sembler évident, en orthographe l’exception est souvent enseignée en même temps que la règle, au risque de créer de la confusion. Les élèves ont des difficultés à hiérarchiser les informations données. Ils retiennent par exemple « choux, cailloux, hiboux, genoux... », oublient la raison de cette liste, et en viennent à mettre des x à tous les mots rimant en « ou ».
Le problème est particulièrement épineux en conjugaison, où les verbes les plus courants (être, avoir, pouvoir, faire…) sont aussi les plus irréguliers.
De plus, rappelons que le présent du premier groupe, généralement enseigné en premier, est l’exception et non la règle. Il s’agit du seul cas (avec le subjonctif, qui n’est pas au programme du primaire) dans lequel la première et la troisième personne du singulier sont en « e ». Cela brouille considérablement les pistes pour la suite de l’apprentissage.
Je vois parfois circuler des tableaux listant toutes les possibilités de terminaisons après une personne donnée. Par exemple :
Encore une fois, cela pose un gros problème de hiérarchisation. La terminaison en « c », par exemple, est rarissime, puisqu’elle ne concerne que deux verbes en tout et pour tout. Elle devrait être enseignée en dernier, lorsque le reste est parfaitement acquis. Dans le cas contraire, l’enfant risque de saupoudrer ses verbes de « d » et de « c » un peu au hasard, avec l’idée qu’il a une chance sur cinq d’avoir la bonne réponse. (Et s’il les met seulement après la troisième personne du singulier, se sera déjà une victoire.)
Pour cette raison, je commence toujours en présentant aux élèves les « terminaisons reines », qui sont les plus courantes en français. Cela me permet de gagner beaucoup de temps par la suite.
Réduire la mémorisation pure à la portion congrue
Comme de nombreux enseignants, je fais l’impasse sur le deuxième groupe, dont les terminaisons sont identiques à celles de la plupart des verbes du troisième groupe. Si son enseignement reste utile pour les allophones, dans les autres cas, il vient ajouter une couche de complexité dans un apprentissage déjà touffu, et ce pour un bénéfice douteux. Il n’est pas rare qu’un enfant m’affirme avec beaucoup d’assurance que dormir est un verbe du deuxième groupe. Pour autant, il ne dira jamais « nous dormissons ». Et s’il ne le dit pas, il ne l’écrira non plus, à condition de travailler le lien entre écrit et oral et d'insister pour qu'il écrive en parlant.
Pour les mêmes raisons, je ne demande pas d’apprendre par cœur ce qu'on peut retrouver en passant par l’oral, comme par exemple les « ions » et les « iez » de l’imparfait (qui s'inscrivent dans le cadre des terminaisons reines).
Il faudra revenir dans un deuxième temps sur les pièges, comme le radical de certains verbes au futur (jouer, par exemple, où le e ne s’entend plus, les verbes en ir qui double le r, etc.), mais l’essentiel sera déjà acquis. Et les erreurs qui persisteront peut-être seront bien moins graves qu'avant !
Les tableaux que je leur présente se concentrent donc sur les terminaisons, le référentiel des terminaisons reines permettant de faire apparaître clairement la règle et l’exception. Cette technique est extrêmement encourageante pour l’élève, à qui je peux dire : « partout où il y a une couronne, c’est ce que tu connais déjà ». Soudain, le nombre d’éléments à retenir lui paraît beaucoup moins effrayant ! Pour le premier groupe, par exemple, il n’y a que les trois premières personnes qui diffèrent des terminaisons reines.
Le présent des verbes irréguliers
Ce n’est qu’une fois qu’ils sont à l’aise avec les terminaisons les plus courantes que je leur présente les « verbes blagueurs », comme permettre, vouloir ou rendre, en insistant sur leur statut d’exception.
Revenant toujours aux terminaisons reines, je leur explique que le « s » peut se déguiser en « x » ou le « t » en « d » dans certains cas. Ce dernier exemple fera peut-être bondir certains grammairiens, qui m’expliqueront que le d de « il rend » appartient au radical, mais ce point peut être débattu, et ma technique fonctionne très bien pour aider à la mémorisation. Cela ne m’empêche pas d’expliquer que ce farceur de « d » traine aussi à la première et la deuxième personne du singulier, avant la terminaison reine.
Avoir et être étant des cas à part, je les traite de manière séparée. Généralement, cela ne pose en fait pas trop de difficultés, car les enfants (à partir du CM1) les connaissent déjà bien.
Lorsque vient le moment d’aborder le futur, je fais remarquer aux élèves qu’ils n’ont pas besoin d’apprendre les terminaisons du singulier, puisqu’elles sont identiques à celles du verbe avoir. Quant au pluriel, c’est encore plus facile, on y retrouve les terminaisons reines !
Enseigner les bons réflexes
Apprendre à conjuguer, en définitive, c’est un peu de par cœur et beaucoup de réflexion. Je ne demande pas aux élèves de mémoriser des tableaux façon Bescherelle, avec des verbes modèles pour chaque cas possible, mais de se poser les bonnes questions :
- Comment écrire ce que j’entends ?
- Comment utiliser les temps dans des phrases ?
- S’il s’agit du présent, le verbe est-il du premier groupe ?
- Sinon, s’agit-il d’une exception identifiée ? Dans le cas contraire, je conjugue normalement.
Sur le long terme, il me semble qu’il s’agit d’une stratégie plus payante, mais aussi plus agréable pour tout le monde. Mes leçons de conjugaisons se déroulent dans la bonne humeur. Les élèves, s’ils mettent un peu de temps avant de s’approprier la démarche pleinement, sont soulagés de pouvoir s’appuyer sur un raisonnement logique – et ils en concluent même parfois que « les verbes, en fait, c’est trop fastoche ! »
J’ai créé un jeu de conjugaison modulable s’appuyant sur cette méthode, dont les résultats sont très encourageants. Vous pouvez le retrouver sous l’onglet ressources utiles – pédagogie de la langue écrite. S’il a été pensé pour des cours particuliers, il est facilement adaptable à la classe.
Hélène Pierson
Ma démarche a été inspirée entre autres par les articles de blogs ci-dessous. Le terme de « terminaisons reines » est emprunté au blog Pédagogies actives.