Manipuler pour comprendre et s’approprier les mécanismes grammaticaux

 

La première partie de cet article, consacrée au groupe nominal, est ici.

 

Bien qu’elle ne se soit jamais vraiment imposée à grande échelle, l’idée d’avoir recours à un matériel de manipulation pour aborder la grammaire n’est pas nouvelle. Elle est à mon sens amplement justifiée.

Le fonctionnement de la grammaire est plus logico-mathématique qu’autre chose. Il nécessite le recours à un raisonnement conditionnel, de type « si… alors » : si ce mot est un nom commun pluriel, alors je rajoute un s, si le mot est un verbe, alors je le conjugue selon son sujet, etc.

 

Le fait de symboliser physiquement les natures de mots permet de les rendre concrètes dans l’esprit de l’élève. Un peu comme avec la méthode de Singapour en mathématiques, il s’agit de faciliter le passage à l’abstraction en fournissant à tous les enfants les repères dont ils ont besoin pour mener des raisonnements complexes. En grammaire, ce type de matériel est le plus souvent utilisé dans un but d’illustration : au lieu de souligner les différents éléments d’une phrase donnée et d’indiquer en dessous les natures et/ou les fonctions, on a recours à des symboles prédéfinis, qui peuvent être matérialisés ou dessinés. 

 

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La grammaire française expliquée de Georges Galichet, édition de 1977

 

Si cette approche n’est pas sans mérite, elle reste cependant limitée. Il est possible d’aller beaucoup plus loin, et d’utiliser le matériel comme un catalyseur, pour encourager les enfants à expérimenter, créer leurs propres phrases, et mener un travail d’analyse en amont de la rédaction.  

 

Choisir le matériel adapté : une étape importante

 

S’il existe de nombreux matériels différents, le plus connu est sans doute celui de la méthode Montessori, qui symbolise les natures de mots avec des formes colorées en trois dimensions – lesquelles peuvent également être dessinées.

 

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Matériel Montessori, issu du site Tout pour le jeu à gauche, et Nienhuis Montessori  à droite.

 

Ce matériel présente pour moi un risque de surcharge mémorielle, car il nécessite de retenir la couleur et la forme associées à chaque mot. Le noir du nom ferait référence au charbon, car il s’agit d’une des matières les plus ancienne utilisée sur Terre – je doute cependant que de cette référence parle beaucoup aux enfants d’aujourd’hui – et le rouge du verbe au feu. Le verbe, symbolisé par une boule, peut rouler car c’est lui qui permet le mouvement dans la phrase. Cependant, les autres couleurs et formes semblent arbitraires (pourquoi le pronom est-il plus haut que le nom, par exemple ?), donc non porteuses de sens pour l’élève. Il existe un risque de complexifier la tâche en voulant la simplifier. J’ai eu l’occasion d’échanger avec Delphine Urvoy et Isabelle Zambon, qui ont toutes les deux testé cette méthode avec leurs élèves. Elles m’ont confirmé que celle-ci donnait de bons résultats, et aidait particulièrement les plus fragiles. Cependant, elles ont aussi insisté sur le fait que ce matériel devait être pratiqué avec les élèves pendant plusieurs mois, voire plusieurs années, pour être vraiment efficace. Cela demande une grande continuité pédagogique d’un enseignant à l’autre, laquelle n’est pas présente dans toute les écoles. De plus, les parents voulant l’utiliser à la maison peuvent facilement se perdre dans les subtilités du code (le triangle bleu peut ainsi représenter l’adjectif, l’article, ou l’adjectif numéral, selon sa taille et sa nuance de bleu… il est facile de s’emmêler les pinceaux). Dans ma pratique, je l’ai donc laissé de côté, le trouvant trop fastidieux à installer. Les élèves qui viennent me voir sont déjà en difficulté, et passer du temps à leur faire mémoriser un nouveau système ne me paraissait pas pertinent. Enfin, ce matériel ne propose pas d’options pour représenter les fonctions.

 

Le matériel de Catherine Huby et Sophie Borgnet est tout à fait adapté aux élèves de CE1 et CE2. Très bien pensé, il est porteur de sens et permet de donner une dimension affective à l’apprentissage, un peu comme les alphas en lecture. C’est une excellente introduction à la grammaire.

 

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Les personnages de Sophie Borgnet et Catherine Huby

 

Destiné aux petites classes, il n’a pas vocation à représenter des phrases complexes, avec de multiples adjectifs et adverbes, par exemple. J’avais pour ma part besoin d’un outil plus neutre et plus versatile, que je puisse utiliser avec les plus grands, voire les adultes.

N’ayant pas trouvé une option qui me convenait, j’ai décidé de créer mon propre matériel, avec l’aide d'Yvette Aboukrat, Rachel Bontems, et Isabelle Godefroy.

 

Ma petite grammaire en carton

 

Mon premier objectif était de concevoir un matériel intuitif, afin de ne pas passer plus de quelques minutes à le présenter. Je voulais qu’il soit également très manipulable, pas trop encombrant, peu coûteux, et que les élèves puissent le reproduire facilement chez eux. Enfin, il me semblait important qu’il soit porteur de sens sans être surchargé d’éléments, et prépare les bons réflexes de relecture.

J’ai donc décidé d’utiliser des jetons de carton de quatre couleurs différentes, chaque couleur correspondant à une catégorie.

 

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Le bleu et le rouge ont été choisis car il s’agit des couleurs les plus couramment employées à l’école pour représenter respectivement le nom et le verbe. Il s'agit d'ailleurs, à peu de chose près, des mêmes couleurs que celles des personnages Huby-Borgnet, ce qui permet d'envisager une transition avec l'élève d'un matériel vers l'autre.

 

Le fait de préciser « N », « A » ou « D » et « V » sur les jetons permet d’éviter le risque de surcharge mémorielle évoqué plus haut. Nul besoin, dès lors, de multiplier les formes et les couleurs…

 

La symbolique du verbe « éveillé » lorsqu’il est conjugué et « endormi » lorsqu’il est à l’infinitif est utilisée par de nombreux enseignants. L’image est très parlante pour les enfants.

 

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Le verbe conjugué et à l'infinitif sur le blog de Lutin Bazar, inspiré de la méthode Retz

 

Pour montrer que le verbe peut être éveillé ou endormi, j’utilise un seul jeton, en recto / verso.  J’ai un jeton spécifique pour les verbes d’état, qui sera présenté dans un prochain article.

 

Lorsque j’introduis ce matériel, j’ai déjà travaillé en amont avec mes élèves sur le groupe nominal et sur la conjugaison du verbe. Je ne présente donc que deux nouvelles natures de mots : le pronom (que j’ai cependant déjà évoqué avec le Verbopoly), et le mot invariable.

 

Le noir, c’est-à-dire l’absence de couleur, semblait être le choix logique pour le mot invariable. Cependant, je ne différencie pas les types de mots invariables, pour ne pas compliquer la tâche aux élèves. Dans une logique purement orthographique, il n’est pas nécessaire de distinguer une préposition d’une conjonction, par exemple, pour écrire sans erreurs. De plus, certains mots, comme « après », peuvent aussi changer de nature selon leur place dans la phrase, et être tantôt des adverbes, tantôt des prépositions… Ce matériel se veut fonctionnel plus qu’exhaustif.   

 

Le pronom est en violet car il s’agit d’un mélange de rouge et de bleu (le pronom va souvent avec le verbe, est variable, mais ne s’accorde pas de la même manière qu’un nom. Je n’entre cependant pas dans ces détails avec mes élèves). Il est représenté par un masque car il cache souvent un nom. Je l’explique aux élèves en revenant à l’étymologie du mot « pronom », pour le nom. Comme dit Aurore Ponsonnet, si je vais à la boulangerie pour toi, ça veut dire que j’y vais à ta place.

 

J’ai d’ailleurs découvert récemment que l’orthophoniste Cécile Zamorano avait aussi choisi de mettre un masque à son pronom dans sa méthode Je joue et j’apprends les bases de la grammaire, chez Nathan.

 

Je peux ensuite combiner les couleurs lorsque cela est pertinent. Le nom propre est un nom, mais il est le plus souvent invariable. Je le représente donc ainsi :

 

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Le nom propre est un nom (bleu) mais il est invariable (pastille noire)

 

Ces jetons peuvent ensuite être posés sur de simples rectangles de papier, qui symbolisent les fonctions. Au départ, je n’utilise que trois fonctions, qui ouvrent déjà de nombreuses possibilités de phrases : le sujet, le verbe conjugué et le complément.

 

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Le petit garçon court dans les bois.

 

 

En grammaire, on commence souvent par étudier le complément d’objet direct et la manière de l’identifier. Cependant, celui-ci n’est rien d’autre qu’une sous-catégorie de complément ! Il est plus logique de commencer par poser les bases, puis d’entrer ensuite dans les subtilités. Sauter cette étape semble contre-intuitif, un peu comme si on enseignait les différentes formules pour calculer les aires du rectangle, du triangle et du trapèze, sans prendre le temps d’expliquer ce qu’est une aire…

 

Très vite, je fais d'ailleurs remarquer à mes élèves la possibilité d’avoir plusieurs compléments dans une même phrase, qui apportent chacun une précision différente...

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Aujourd’hui, je mange les gâteaux.

 

Quelles activités avec ce matériel ?

 

Ce matériel est particulièrement approprié pour travailler certaines compétences clés pour la maitrise de la grammaire. En premier lieu, et ce n’est pas rien, il permet d’apprendre à identifier les différentes natures de mots, et à différencier les natures des fonctions.

 

Ensuite, du fait de la mobilité de tous les éléments, il permet d’explorer les possibilités de transformation dans la phrase, notamment le remplacement du nom par un pronom. Par exemple, pour la phrase « Aujourd’hui, je mange les gâteaux », je vais demander à l’élève « Est-ce que tu manges les gâteaux ? ». La plupart du temps, ils me répondront assez naturellement, « Oui, je les mange. » Pour illustrer ce remplacement, j’empile les jetons du  groupe nominal et les cache sous le jeton pronom, puis je passe le complément avant le verbe.

 

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Aujourd’hui, je les mange.
Le deuxième jeton pronom cache un jeton déterminant et un jeton nom.

 

Suivant les conseils d'Aurore Ponsonnet, je me sers également de ce matériel pour analyser des phrases qui comportent un verbe à l’infinitif. L’élève se rend ainsi compte que celui-ci peut être sujet, comme dans Voyager me plait, ou complément comme dans J'aime dormir. Cette étape permet de préparer le terrain pour éviter, par la suite, les confusions avec le participe passé, lequel n’occupera pas la même fonction dans la phrase !

 

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La vache aime beaucoup brouter.

 

Un déclic pédagogique !

 

L’introduction de ce matériel dans mon cabinet a été un véritable déclic pour moi et pour mes élèves. Tout à coup, des concepts abstraits, difficiles à expliquer, deviennent simples et ludiques. Les enfants comprennent très vite le système. Ils adorent manipuler les jetons et inventer leur propre phrase. Pour eux, c’est un jeu... Mais un jeu très efficace, qui leur permet d’analyser les phrases avant même de les écrire ! À tel point que beaucoup se corrigent spontanément lorsqu’ils font des erreurs. Un de mes élèves, par exemple, a tendance à confondre les sons. Après réflexion, il avait codé une phrase qu’il avait choisie lui-même, Je vais chez mon ami, ainsi :

  

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Première tentative d'écrire Je vais chez mon ami.

 

En prononçant la phrase à voix haute pour moi, il a commencé « Je vais j’ai… » puis s’est immédiatement exclamé : « ah non, chez ! » et a choisi le jeton noir pour remplacer le jeton verbe. Ce petit moment est très révélateur de la manière dont cet exercice permet aux élèves de faire le lien entre le son, le sens, et l'analyse grammaticale.

 

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Je vais chez mon ami. Correction spontanée après que l’élève a prononcé la phrase à voix haute.

 

Pour aller plus loin, j’ai créé un petit jeu utilisant ce matériel, le Syntaxe Max. Vous pouvez le retrouver dans la partie Ressources utiles du site. Il encourage les élèves à inventer et transformer leurs propres phrases, et a beaucoup de succès !

 

A suivre…

 

Dans le troisième article de cette série, je présente le matériel pour le verbe d’état – qui va avec l’introduction de la fonction attribut du sujet – et la manière dont je traite le participe passé.

 

Hélène Pierson

 

Sources

 

Du mot vers la phrase, la méthode de Catherine Huby et Sophie Borgnet.

 

Sophie Borgnet a aussi récemment publié Voyage ! Au fil du temps aux éditions Wellcom. Il s'agit d'une méthode de français complète pour les CE1, qui utilise une version revisitée de ses petits personnages de grammaire, les Grammis. Elle en parle dans cet article.

 

Un matériel que je n’ai pas évoqué, pour des raisons de concision, est celui de la méthode Simpligram® d'Aurore Ponsonnet, qui consiste à représenter les natures par des cubes de couleur, avec une couleur par nature de mot. Il présente pour moi le même risque de surcharge mémorielle que la méthode Montessori (nécessité de mémoriser la couleur associée à chaque nature). Je me suis inspirée de la manière dont il représente les fonctions : des rectangles de bois sur lesquels sont posés les cubes nature de mot.

 

En écrivant cet article, j’ai découvert le travail de ReCreatisse, qui se base sur les personnages de Je joue et j’apprends les bases de la grammaire, par Cécile Zamorano. La manière dont elle effectue une transition entre les petits personnages et des symboles abstraits est intéressante.

 

Le site pensée Montessori explique comment ont été choisis les symboles du nom et du verbe chez Montessori.

 

L’image de l’ouvrage de Georges Galichet est tirée du blog Manuels anciens.

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