Depuis quelques années, il est enfin admis que les élèves de CP doivent apprendre à lire vraiment, c'est-à-dire à déchiffrer les mots qui sont écrits. Mais cet indispensable déchiffrage n'est que la première étape d'un processus qui doit amener l'enfant à prononcer ce qu'il lit, à l'entendre, puis à le comprendre et s'en faire une image mentale. Limiter la lecture au simple déchiffrage serait presque aussi catastrophique que prétendre se passer du déchiffrage pour accéder directement au sens de ce qui est écrit, comme le préconisait la méthode idéovisuelle.
Mais pour vraiment comprendre ce qu'on lit, il ne suffit pas de le déchiffrer et de connaître le sens de chaque mot : il faut également accéder à son véritable contenu, qui comprend la signification explicite, mais aussi implicite, du texte. L'incroyable richesse de la littérature ne sera accessible à nos élèves que s'ils savent lire "entre les lignes". Notre devoir d'enseignants est de les y préparer.
Un état des lieux préoccupant
L'ouvrage Les Clés de la compréhension, écrit par Marie-Line Millereux et Delphine Rimbaud-Le Borgne, et publié aux éditions MDI cette année, s'appuie sur un constat dressé par la vaste étude Lire et écrire au CP, dirigée par Roland Goigoux en 2016 : "mieux les élèves comprennent les textes qu'on leur lit, mieux ils comprennent les textes qu'ils lisent seuls".
L'enquête fait cependant apparaître que plus du tiers des élèves testés, 37 % exactement, peinent encore à comprendre un texte qui leur est lu à la fin du CE1. Et ce sont encore 28 % des élèves qui, au cycle 3, ont un faible niveau de compréhension ! Le constat est donc sévère.
C'est pour s'attaquer aux racines du problème que les autrices, s'appuyant sur le travail réalisé dans sa classe par Marie-Line Millereux et présenté dans le cadre de son mémoire de CAFIPEMF1, ont entrepris de créer cet outil pédagogique destiné aux enseignants de CP.
Une équipe de choc
Marie-Line Millereux est professeur des écoles, mais aussi formatrice depuis 2021. Elle tient depuis dix ans un blog de partage de ressources : "L'école du bord du monde". C'est en lisant son blog que j'ai découvert qu'elle avait utilisé dans son CP la méthode Bulle, comme moi. Cette méthode de lecture se présente sous la forme d'un véritable roman épistolaire, dans lequel la classe reçoit des lettres venant d'un petit garçon, Milo, tout au long de l'année. C'est Marie-Aude Murail, une de mes autrices de jeunesse préférées, qui a tenu la plume de Milo pour écrire ces lettres. D'emblée, le décor est posé : nous avons affaire à une enseignante qui aime la littérature de jeunesse de qualité !
Quant à Delphine Rimbaud-Le Borgne, c'est grâce à notre éditrice commune, Marjorie Marlein, des éditions MDI, que nous avons fait connaissance. En effet, Delphine a eu l'idée de mettre à disposition des élèves de CP, au moment du deuxième confinement de 2020, des vidéos les guidant pas à pas dans leur travail d'écriture. J'ai écrit les scénarios de ces vidéos et participé au tournage, ce qui m'a donné l'occasion de faire la connaissance d'une maîtresse de CP passionnée et passionnante. Delphine a également un blog, "La classe de Défine", et depuis cette année elle est ERUN2, c'est-à-dire référente numérique pour sa circonscription.
Deux femmes de terrain, donc, deux enseignantes expérimentées et qui réfléchissent. Et un objectif affiché : former de jeunes lectrices et lecteurs actifs. Tout cela ne pouvait qu'éveiller mon intérêt et ma curiosité.
Une méthode rigoureuse et systématique
Enseigner la compréhension de manière explicite, c'est un beau programme. Comment les autrices ont-elles abordé le sujet ? Voici les principes qui les ont guidées :
- travailler la compréhension indépendamment du décodage,
- expliciter les inférences et dévoiler l'implicite,
- rendre le lecteur actif (anticipation, image mentale, réflexion)
- fournir une méthode clés en main à l'enseignant, pour le guider dans cette tâche complexe.
La lecture pas à pas, a été mise au point par une équipe de formatrices. C'est une modalité de lecture collective assortie d'un protocole systématique visant à enseigner la compréhension explicitement. L'ouvrage Les Clés de la compréhension mâche le travail pour la mettre en œuvre : choix des textes, analyse préalable des albums, matériel pédagogique complet. Il est accompagné de cinq albums de jeunesse, un par période. Mais si on regarde de plus près, on s'aperçoit que ce sont en fait dix albums qui ont été choisis et décortiqués, un "principal" (dont un exemplaire est livré avec la méthode) et un "bonus" (à acheter séparément) par période ! L'enseignant a donc à sa disposition un matériel très riche, qui lui permet d'ajouter cette modalité de lecture très spécifique aux autres modalités qu'il utilise déjà en classe (lecture autonome des élèves, lecture offerte, lecture collective à voix haute, lecture théâtrale...). Chaque moment de la lecture pas à pas - avant, pendant, après - est détaillé dans le guide pédagogique et les stratégies de compréhension sont analysées finement. Il s'agit donc vraiment d'un moment pédagogique très particulier, dont il faut respecter la méthodologie pour en tirer le maximum de bénéfices :
- repérer les endroits stratégiques dans le texte en ménageant du suspens (pas plus de 3 à 5 dans un ouvrage),
- préparer des questions sur l'implicite (ce qu'on sait, ce qu'on déduit, ce qu'on anticipe...),
- interroger un petit nombre d'élèves, pour éviter les "sorties de route" et que tout le monde reste focalisé sur le sujet,
- faire valider ou invalider les hypothèses par le groupe,
- faire expliciter les stratégies de compréhension,
- accompagner les échanges de supports écrits,
- évaluer pour ajuster.
Au vu de l'énorme travail de choix et de préparation des textes que cela représente, on comprend mieux l'intérêt des Clés de la compréhension. Tout le déroulé est présent dans le guide : la séance d'introduction, la séance de lecture pas à pas, la réalisation de la trace écrite, la séance de vocabulaire, les ateliers d'entraînement (1 avec l'enseignant, 3 en autonomie, et on tourne), l'évaluation. Des cartes à plastifier accompagnent toute l'activité : "je cherche ce que ressent le personnage", "je me souviens de ce que nous avons lu", "je déduis ce qui n'est pas écrit"... 26 cartes en tout, joliment illustrées par Caroline Hesnard.
Un énorme bloc de fiches perforées, destinées à être rangées dans un classeur, donne tout le matériel nécessaire : cartes, plateaux de jeux, feuilles d'exercices, évaluation individuelle, etc.
Une évaluation diagnostique est proposée sur un texte à part, à écouter en début et en fin d'année, pour mesurer les progrès des élèves. Le texte est accessible en version audio via un QR code. Le BiblioManuel offre une version numérique projetable. Il comporte peut-être d'autres ressources - comme il n'est pas encore en ligne, je n'ai pas pu le consulter.
Lire entre les lignes
Les albums choisis ont un point commun : ils contiennent tous une part importante d'implicite, de surprise, de jeu sur les mots ou de renversement de situation. Par exemple, dans le premier ouvrage, Les oiseaux d'Adel, de Fatima Sharafeddine et Sara Sanchez, on découvre un petit garçon qui est si absorbé dans ses origamis qu'il n'est jamais perturbé par les sons extérieurs, pourtant extrêmement présents dans son environnement. D'un coup, une lumière rouge s'allume, et Adel lève le nez de ses pliages, car c'est l'heure du repas. Là, il retrouve sa famille et s'exprime par gestes. C'est donc petit à petit qu'on découvre qu'Adel est sourd.
Dans un autre album, La boîte aux lettres, de Pierrette Dubé et Aurélien Galvan, le personnage principal, prénommé Octave, a envie de recevoir une lettre comme son amie Félicie. Il se fabrique donc une boîte aux lettres. Mais ensuite, il lui faut écrire à quelqu'un pour qu'on lui réponde. Il obtient l'adresse de Winifred en Australie et entreprend de lui écrire une lettre.
Tout l'album repose sur l'ambiguïté du mot "lettre", qui désigne à la fois la plus petite unité de notre alphabet et le message que l'on envoie par la poste. Octave recevra-t-il une lettre en réponse à son W ?
C'est ainsi, en décortiquant l'usage des mots, en apprenant du vocabulaire, en faisant des déductions à partir du texte et des images, en adoptant le point de vue du personnage pour voir ce qu'il a compris, ce qu'il veut, en essayant d'anticiper ce qui va se passer dans la suite du livre, que l'on construit petit à petit une lecture active.
Tout le travail de l'enseignant est donc détaillé : lire telle page, masquer telle autre, poser telle question, réagir de telle manière à telle réponse... même les lectures offertes sont proposées, en réseau autour de chaque thème !
Et l'écriture, dans tout ça ?
Cet ouvrage n'a pas pour finalité l'expression écrite, mais les autrices sont parfaitement au fait du lien organique fort entre lecture et écriture. Elles proposent donc des activités écrites, en lien avec chaque découverte d'album. Des supports photocopiables sont prévus pour les élèves, où ils doivent écrire sur du double ligne s'il s'agit d'un mot ou deux, sur du Gurvan s'il s'agit d'une phrase. La quantité d'écrit attendue reste très faible et évolue peu au fil de l'année. Les supports restent également les mêmes, du début à la fin de l'année.
Une attention à l'évolution des compétences est toutefois portée : au module 4, par exemple, on peut lire "À cette période de l'année, il est possible de noter la phrase en écriture scripte au tableau, pour que les élèves s'essaient à la transcription scripte / cursive". À mon avis, on pourrait aussi passer au lignage Seyès et augmenter progressivement la quantité d'écrits au fil des mois.
Je trouve dommage que la partie "expression écrite" soit réduite à la portion congrue, alors qu'à mon sens c'est en écrivant qu'on comprend et s'approprie le mieux les structures de la langue. Mais l'enseignant peut tout à fait décider de se saisir des histoires comme supports pour des séances spécifiques d'expression écrite.
Des paris assumés
Je regrette presque de ne plus avoir un CP - qui a longtemps été ma classe de prédilection - pour pouvoir essayer la méthode en classe. C'est une méthode qui donne envie, et ce n'est pas son moindre mérite !
Je serais en particulier curieuse de voir si la pratique valide certains paris faits par les autrices :
1. Quand Roland Goigoux nous dit "Mieux les élèves comprennent les textes qu'on leur lit, mieux ils comprennent les textes qu'ils lisent seuls", est-ce qu'il y a un rapport de causalité ou une simple corrélation ? La compréhension de textes entièrement lus par l'enseignant est-elle vraiment le seul moyen d'améliorer la compréhension de textes lus par les élèves eux-mêmes ? Je suis un peu gênée, à la consultation du fichier, par l'absence de passage de relais explicite de l'un à l'autre. Le dernier album, Manu et Nono, est parfaitement lisible par des élèves de fin de CP. Le pari qui est fait est de le leur lire, en espérant qu'ils s'approprient les techniques de lecture et les réinvestissent quand ils se retrouveront seuls face à un texte.
Là encore, les enseignants peuvent très bien prendre l'initiative de réutiliser tout ou partie de la modalité de lecture pas à pas lors de moments de lecture autonome, sur d'autres textes, pour accompagner cette transition.
2. Contrairement à ce qui est préconisé par Pierre Péroz3 dans son travail sur le langage oral, les autrices conseillent de ne donner la parole, au début, qu'à quelques élèves motivés pour décortiquer la compréhension du texte. Le pari qui est fait ici est de n'exposer les élèves qu'à des énoncés relativement corrects et pertinents, pour inciter les plus petits parleurs à prendre modèle sur les autres. Le but est également d'empêcher que les réponses s'éloignent de ce qui est attendu. Dans la mesure où l'objectif n'est pas la prise de parole mais bien la compréhension, ce parti pris se défend.
Il me semble que des séances spécifiques d'oral, en utilisant la pédagogie de l'écoute, seraient un complément naturel des Clés de la compréhension. Le point commun, très fort, des deux approches, est de mettre en avant les intentions des personnages de manière explicite. Elles pourraient se renforcer l'une l'autre.
3. Le vocabulaire technique des livres est mis en avant. En effet, on attire l'attention des élèves sur le type d'écrit (roman, album), sur le format, sur le rapport texte / image, le nom de l'auteur, de l'éditeur... tous ces éléments font partie de l'explicitation du texte, avec la recherche des intentions de l'auteur et de l'illustrateur. Autant la réflexion sur les intentions de chaque personnage me semble absolument essentielle à l'entrée en littérature et en compréhension, autant j'émets des doutes sur l'importance de cet aspect technique. Je ne vois pas une différence fondamentale entre un petit roman illustré et un album. Il me semble que l'appropriation de l'objet-livre par de jeunes élèves repose bien plus sur des ressorts affectifs que sur des analyses métatextuelles de ce type.
Ces interrogations et réserves sont minimes par rapport à mon admiration de ce travail titanesque et très rigoureux dans sa conception.
Un outil pédagogique nécessaire
Quand j'ai pris en main Les Clés de la compréhension, je pensais que l'ouvrage tombait à point pour l'auto-formation des enseignants débutants, qu'on envoie dans les classes sans formation ou presque. Après l'avoir longuement feuilleté et consulté, je suis maintenant persuadée que l'outil sera également utile pour les enseignants chevronnés, qui y trouveront à la fois matière à réflexion et du matériel solide sur lequel s'appuyer.
Quand je vois la très grande difficulté qu'ont nombre de collégiens à lire et comprendre un livre en autonomie, je me dis qu'il faut agir en amont et que Les Clés de la compréhension est d'utilité publique !
1. CAFIPEMF : Certificat d'aptitude aux fonctions d'instituteur ou de professeur des écoles maître formateur.
2. ERUN : Enseignant référent pour les usages numériques.
3. Pierre Péroz, Pédagogie de l'écoute, Hachette Éducation, 2018.